Un nouveau départ

Refermant la large vitrine avant de déployer un drap blanc sur celle-ci, Elia laissa sa main courir sur les murs de marbre blanc de son bureau, un léger pincement au cœur, faisant naviguer son regard sur les contours de cet endroit qui avait signé ses premiers pas dans la cour des grands. Sa toute première institution magique. Elle avait bâti cela de sa seule ambition et, même si les moyens pour y parvenir n’avaient pas été des plus élégants, elle était fière d’y être parvenue, elle la petite fille de bourgeois, la dame sans histoire. Elle s’était frayée un chemin dans ce monde où chaque mage pense être le plus grand pour asseoir quelque chose de sûr, de stable.

— Des murs pour accueillir la magie… murmura-t-elle en tournant son regard sur le feu, dans l’âtre.
— Vifacier ! On a terminé d’empaqueter les dernières bricoles à l’étage, lança une voix tonitruante, résonnant dans la salle vide du hall d’entrée du Magisterium.

La sorcière sourit, serrant une dernière fois dans sa main de vieilles lettres jaunies empaquetées avant de les jeter en pâture aux flammes qui s’employèrent aussitôt à les dévorer goulument, les caractères si soigneusement calligraphiés d’une encre précieuse se dissolvant dans l’éclat du feu. Elle se tourna dans un sourire vers le visage familier, dans l’encadrement de la porte.

— Merci Frigga. C’est parfait. Assure-toi que tes hommes les mettent bien en évidence au pied des escaliers et en douceur. C’est très fragile. Les mages qui créeront le portail seront bientôt là.
— Compris, Capt’aine !
La géante nordique allait repartir, quand elle fit demi-tour.
— Hé ! Ça va ? Pas trop triste de quitter l’navire ?

Elle sourit doucement à nouveau, touchée par l’intérêt que son amie portait à ses émotions. Elle caressa pensivement les pétales d’un bouquet de fleurs immortelles, apportées là il y a bien longtemps, par ce vieil ennemi qui ne la quittait jamais vraiment.

— Ça va, oui. Je ne regrette rien. C’est une partie de ma vie que je ne suis pas déçue de laisser derrière moi. Cette école a été fondée en profitant du malheur d’autrui. Peu importe le mal que m’a fait Aesril et combien Larnatillë est une femme abjecte, ce n’est pas une façon de construire un environnement stable. Je pars pour un plus beau navire. Un qui n’appartiendra qu’à moi et à mon succès… Et je compte bien m’enorgueillir de cela, ajouta-t-elle en redressant vers Frigga un regard fier et malicieux.
— T’as bien raison ! Cette architecture d’elfe, c’était pas pour toi, d’toute façon ! Même si c’est très chic et tout ça… J’suis sûre que la prochaine école, elle s’ra cent fois mieux. Et puis, j’te dis pas les taxes qu’on a pour amarrer not’ bateau ici ! Ils s’emmerdent pas, les saligauds !
— Madame, les interrompit Fari-Jah, un Khajiit au pelage noir qu’Elia avait employé pour l’intendance. Le Haut-Magistrat est arrivé. Il dit qu’il avait rendez-vous avec vous.

Frigga se retourna vers l’homme-chat, avant d’adresser un bref geste de salutations à Elia.

— On dirait bien qu’les affaires reprennent, j’te laisse à tes “rendez-vous” de personne importante !, lança-t-elle en s’éclipsant vers les étages supérieurs, beuglant des instructions à son équipage, tapant dans ses mains. Allez, bande de moules pas fraîches, on s’active !

Elia hocha la tête et fit quelques pas vers le Khajiit, fronçant les sourcils.

— Le Haut-Magistrat, tu dis ? Non, je n’ai pas souvenir d’avoir pris rendez-vous avec ce porc.

Dans le dos de Fari-Jah, un raclement de gorge se fit entendre et un Altmer enveloppé de riches étoffes lestées de pesants bijoux et ornements repoussant le Khajiit d’une main dégoûtée pour prendre sa place face à la sorcière.
Le Khajiit lança un regard à Elia pour savoir s’il convenait d’intervenir, mais celle-ci, les lèvres pincées, baissa les paupières pour lui signifier de laisser courir, redressant le menton avec dignité. Fari-Jah, hocha la tête, avant de s’éclipser.

— Dame Bellamont, j’ignorais que vous gardiez envers moi des sentiments si hargneux, s’introduisit le Haut-Magistrat aussitôt qu’ils se furent trouvés seuls.
— Vous ne vous êtes pourtant jamais caché du mépris que je vous inspirais. Et j’ai une excellente mémoire. Je n’ai pas oublié combien vous avez pris du plaisir à me manipuler et à m’humilier pour que je puisse obtenir ce que je demandais, un simple hommage à mon ancien mentor. Mais je suppose que c’est là une pratique courante sur votre bel Archipel.
— Seulement avec les petites Nebarras impertinentes qui croient pouvoir se servir de notre système pour obtenir un palais là où elles devraient se trouver dans la fange.

Les lèvres de la sorcière s’étirèrent dans un sourire mauvais. Elle expira un rire cynique.

— Dieux… Certaines choses ne changeront jamais. J’aurais dû me douter que Larnatillë vous graissait la patte depuis le début.
— La Haute-Sapiarque et moi-même sommes très bons amis. C’est une femme d’une grande distinction, elle et sa famille ont plus apporté au Couchant que vous ne seriez capable de le faire pour votre propre patrie en cent générations.
— … Bien entendu. Votre corruption et votre manque d’honneur n’a pas de bornes. Je me targue de connaître des Altmers qui viennent démentir cette ignoble image que vous véhiculez. Sans quoi, je penserais certainement que c’est là un trait propre à ceux de votre espèce. Mais je réalise aujourd’hui, que la seule espèce à laquelle vous appartenez est celle des immondes connards.

Le Haut-Magistrat manqua de s’étouffer à cette insulte soudaine prononcée sans la moindre hésitation dans la bouche d’une femme aux allures si distinguées.

— Vous vous faites appeler dame, mais vous avez la langue d’une putain.
— Je préfère Madame la Directrice, si cela ne vous dérange pas. À présent, peut-on parler des raisons de votre visite que vous m’avez imposée ? Venez-vous me souhaiter bonne fortune dans mes futures entreprises ?

L’Altmer s’approcha du bureau, seul meuble ayant conservé sa place initiale, humant le parfum d’une des fleurs, une lueur de curiosité malsaine dans le regard.

— J’ai entendu dire que vous quittiez notre bel Archipel ?
— Vous devez être un fin enquêteur pour en arriver à de telles déductions, lâcha-t-elle en désignant les affaires empaquetées d’un revers de main dédaigneux. En effet. Le Magisterium ferme ses portes.
— Quel dommage… Non pas que j’y voie une grande perte, cela dit. À vrai dire, je suis surpris. Malgré tous les bâtons dans les roues que nous vous avons dressé jusque-là, vous êtes restée. Pourquoi partir ?
— Oh, c’est ainsi que vous appelez la tentative de meurtre sur ma personne ? Des “bâtons dans les roues” ? Comme c’est élégant… Vous serez sûrement déçu d’apprendre que je considère votre île comme trop limitante pour mes ambitions. J’y ai appris tout ce que j’avais à apprendre. Mais j’aspire à quelque chose de plus grand.
— Voyez-vous cela ? Plus grand que votre misérable école ? Dites plutôt que vous avez échoué dans votre projet et que vous souhaitez mettre les voiles en gardant la face.
— Je sais que rien ne vous ferait plus plaisir, Haut-Magistrat, mais non. J’ai pris beaucoup de plaisir à vous montrer qu’une petite Nebarra pouvait rivaliser avec vos grands érudits sur vos terres, tout en faisant chuter une femme aux moeurs hautement douteuses. Mais j’ai réalisé que j’avais mieux à faire que de me perdre en éternelles querelles avec vous et votre gouvernement.

Elle fit le tour de son bureau pour faire quelques pas vers lui.

— Voyez-vous… Mon séjour chez vous a été très inspirant. J’en ai tiré d’édifiantes leçons. J’ai désormais tout ce qu’il me faut pour monter une autre académie. Je pense que le savoir ne doit pas être rassemblé à un seul endroit. Il est fait pour être dispensé et pas seulement à une élite. C’est ce qui fera qu’un beau jour vous serez dépassé. A vous enterrer dans vos traditions, vous signez votre arrêt de mort. Si des petites gens telles que moi ont pu apprendre la magie - votre magie - imaginez ce qu’il se passerait si nous nous unissions. Je suis même sûre qu’il existe des mages ici même qui seraient heureux qu’on leur offre une place en dehors de votre “fabuleux” système. Et ce jour-la, je serai là. Le Magisterium leur ouvrira ses portes. Que le Collège des Sapiarques en soit informé.
— Le Collège n’entendra sûrement jamais parler de votre institution car elle mourra dans l'œuf ! Comme tant d’autres ont essayé avant vous, s’insurgea le Haut-Magistrat.

Elia sourit doucement, sans animosité dans le regard, reculant d’un pas.

— C’est ce que nous verrons. Mais je crois en cela. C’est plus qu’un rêve. C’est le projet de ma vie.
— Le Couchant se fera une joie de détruire vos rêves à néant, lâcha l’homme avec mépris.
— Vous devriez penser à en faire une devise nationale, ce serait parfait !, plaisanta Elia, sans dissimuler un rire.
— Vous n’avez donc aucune retenue…
— Vous n’aurez qu’à mettre cela sur le fait que je suis une étrangère. Je pense que nous nous sommes tout dit Haut-Magistrat. Réjouissez-vous, je ne serai plus dans vos pattes. Mais je ne vous garantis pas que vous n’entendrez plus parler de moi.
— Je me réjouis de penser que cette demeure reviendra enfin à notre patrimoine. Je ferai tout pour m’assurer qu’elle revienne à une famille Altmeri digne de ce nom. Je vais prendre congé, dans ce cas. Et considérez que tout nos accords prennent fin aujourd’hui, bien entendu.
— Quel dommage, je n’aurai plus à me plier en quatre pour vous… Me voilà terriblement peinée. Au revoir Haut-Magistrat.

L’homme redressa le buste et le menton, le visage s’empourprant, les traits courroucés, avant de faire volte-face et de sortir du bureau, non sans bousculer l’intendant en marmonnant des paroles injurieuses à l’encontre de la sorcière. Fari-Jah le regarda partir avec dégoût avant de se diriger vers la porte entrouverte du bureau et de demander, les oreilles basses.

— Est-ce que tout va bien, Madame la directrice ? Je l’ai entendu prononcer des mots très grossiers, même s’ils étaient en Altmeri, je les comprends.

Elle sourit doucement, baissant les paupières en reprenant son souffle, se soutenant à son bureau, soulagée.

— Je vais bien, oui, merci Fari-Jah. Je ne suis pas déçue de le voir partir, mais ça va. Je souhaite vraiment ne pas avoir à recroiser sa route. Je sais qu’il était heureux d’avoir un peu de pouvoir sur moi, en tant que résidente du Couchant. Le fait que je m’en aille a dû lui causer autant de frustration que de soulagement.
— Cet homme est mauvais. Tous les étrangers ici le savent. Puis-je vous demander ce qu’il vous voulait ?
— S’assurer que je parte. Et se réjouir de mon malheur. Il a dû supposer que les nombreuses pressions et taxes absurdes qu’ils m’imposaient m’avaient forcée à mettre la clef sous la porte. Il a dû être déçu que ce ne soit pas le cas. Mais tout ça est pour le mieux.

Elle se servit une coupe de vin et en but une gorgée, laissant le liquide quelques secondes contre son palais, fermant les yeux pour mieux en apprécier la saveur.

— Je suis fatiguée de tout cela. Des complots, des réussites obtenues en se sautant à la jugulaire. Je vais enfin clore le dernier chapitre de mon passé et en commencer un nouveau. Le Magisterium, le mariage. Ma vie prend un nouveau tournant.
— C’est une bonne chose, Madame. Vous êtes une coriace… Mais ces gens méritent pas votre temps.

Elle rouvrit des yeux pétillants, un sourire en coin malicieux étirant ses lèvres.

— Je suis bien d’accord, Fari-Jah.