L'Ordre des Lys et du Serpent
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Général Patafouin
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De l'art de devenir un monstre - Épilogue Empty De l'art de devenir un monstre - Épilogue

Mer 21 Sep - 19:01
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Le lendemain, après avoir passé les premières heures du jour à la bibliothèque, Aesril revenait à l’infirmerie pour retourner étudier la prochaine intervention d’un des guérisseurs, quand il trouva les lieux plongés dans la plus grande agitation. Il planait dans l’air un mélange électrique de panique et d’angoisse, le tout dans un calme effrayant. Les personnes présentes échangeaient des messes basses, d’autres quittaient la pièce précipitamment, dans le seul bruit du frémissement des tissus de leurs vêtements et de leurs pas sur le sol de marbre lisse, et lorsqu’ils aperçurent Aesril, tous les visages se tournèrent vers lui, avec gravité. Celui-ci se figea, les sourcils froncés, sans comprendre et il lui sembla qu’une éternité s’écoula avant que quelqu’un ne vienne enfin vers lui pour le mener dans un coin de la pièce et lui dire à voix basse :


— C’est bien que vous soyez là, disciple… Aesril, c’est bien cela ?


— Oui, c’est cela, répondit-il, surpris que ce Sapiarque inconnu connaisse son nom.


— Je regrette de vous dire que nous avons une bien regrettable nouvelle à vous annoncer… La jeune femme, victime de l’accident arcanique que vous veniez visiter chaque jour, Caelnia… Elle s’est ôté la vie durant la nuit. Je suis sincèrement navré.


Les mots résonnèrent dans l’esprit du mage, mais il ne parvint pas à leur donner le moindre sens. Ce n’était pas possible. Il était avec elle quelques heures plus tôt. Elle était en vie. Il n’y comprenait rien. 


— Qu’est-ce que vous dites ?


— Elle n’est plus. Je regrette… Toutefois… Elle a laissé cette lettre qui vous est adressée. Nous avons été obligés de la parcourir rapidement pour savoir à qui elle était destinée. C’est tout ce que nous avons retrouvé.
Le Sapiarque tendit la lettre à Aesril qui se contenta de la prendre sans la lire, le visage fermé, comme si toute émotion l’avait quitté. À la vérité, il avait le sentiment de se trouver en dehors de son propre corps.


— Comment est-ce arrivé ?


— Elle nous avait demandé de l’essence de Belladone pour apaiser son sommeil la veille. Il semblerait qu’elle ait profité de notre absence pour en absorber plus qu’il n’en fallait…


Aesril sentit la raideur s’emparer de son corps. Il voulait rétorquer, mettre le guérisseur face à son incompétence de laisser une malade, seule avec un poison, mais il n’en trouva pas la force. Tout ce qu’il parvint à faire, fut de lâcher d’une voix monocorde, au bout d’une bonne minute d’absence.


— Menez-moi à elle.


Le guérisseur obtempéra et le mena jusqu’au lit de la jeune femme où elle se trouvait toujours. Plusieurs autres guérisseurs attendaient à l’extérieur de la chambre, certainement pour se préparer à la mener dans une autre salle. Lorsque qu’Aesril la vit, elle ne semblait pas différente de lorsqu’il l’avait quittée. Elle semblait même dormir paisiblement. Comme si elle allait rouvrir les paupières et dévoiler ses beaux yeux violets d’un moment à l’autre. Aesril mourrait d’envie de prononcer son nom, juste pour voir ce miracle se produire sous ses yeux, mais sa voix demeura bloquée au fond de son ventre. Le temps semblait suspendu, comme la brume qui flottait à l’extérieur et masquait la vue sur la baie. Le guérisseur observa Aesril un moment, sa silhouette immobile lui donnant des airs de statue, il demeurait là, au pied du lit, à la regarder. Incapable de savoir quoi dire, le Sapiarque, lâcha :


— Puis-je faire quelque chose pour vous ?


Il sembla qu’il reprit vie quand un petit sursaut l’anima. Une seule idée se présenta à lui.


— … Non. Je vais emporter son corps.


Le guérisseur le dévisagea, sans comprendre, alors que déjà, le mage se dirigeait vers le côté du lit pour prendre tendrement Caelnia dans ses bras.


— Enfin, mais… Vous ne pouvez pas faire cela… Nous devons la préparer… Sa famille voudra certainement la voir…


Vivement, Aesril tourna son visage vers le guérisseur. Sur son visage, ne transparaissait qu’une profonde gravité qui suffit à interrompre le Sapiarque.


— Essayez de m’en empêcher, dans ce cas. Si vous avez le moindre problème avec mes agissements, allez voir directement la Haute Sapiarque Larnatillë et dites-lui ce que je viens de faire.

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Le Sapiarque demeura muet et laissa le jeune mage se diriger vers la sortie, une ombre obscurcissant son visage et durcissant ses traits. Il descendit les marches cérémonieusement, les yeux dans le vague, chacun se poussant sur son passage, sans dire un mot et il marcha comme un esprit sans se rendre compte qu’il était arrivé devant la salle d’expérimentations où lui et Caelnia s’entraînaient. Elle était demeurée vide depuis lors, leur matériel avait été rangé et l’on y avait tiré tous les rideaux, personne ne voulant s’y rendre pour travailler, par pure superstition. Aesril déposa le corps de Caelnia sur le sol, s’accroupissant à ses côtés, incapable de détourner le regard de son visage. Il approcha une main tremblante pour caresser doucement ses cheveux et lorsque la pulpe de ses doigts eurent atteint la douceur de sa chevelure, il lui sembla que quelque chose céda en lui. Il posa son front contre le sien, incapable de supporter la vision de son visage sans vie, déposant ses lèvres sur les siennes. Il voulait parler ou respirer, mais seul un son suraigu sortit de sa poitrine tandis qu’il essayait d’articuler son nom.


— Caelnia…


Il ne comprenait pas ce qu’il se passait. N’acceptait pas qu’elle fût morte. Pourquoi était-elle morte ? Morte. Ces mots eux-mêmes ne voulaient rien dire. Pas pour parler de Caelnia. Pas pour parler de sa joie, de son rire, de sa douceur. Elle était l’opposé de la mort. Il se souvint alors du parchemin qu’il tenait toujours fermement dans sa main droite et releva la tête pour le parcourir, difficilement. Il le lut à voix haute, comme si cela lui permettait d’être plus réel.


— “Aesril, mon si tendre Aesril, Milelen Vir, Il n’y a aucune bonne façon de t’annoncer la décision que j’ai prise. Mais je veux que tu saches que ce n’est en rien le signe que j’ai perdu foi en toi ou en l’amour que tu me portes. À vrai dire, je te vois te consumer d’amour chaque jour et te perdre dans l’espoir d’un lendemain meilleur. Mais je sais que ce lendemain, il n’existe pas. Pas pour moi. J’ai voulu toucher le soleil et je me suis brûlé les ailes. C’est ainsi. Tu n’en restes pas moins l’homme brillant que tu es. Peut-être le plus brillant de tous ces mages. Et peut-être trouveras-tu une solution. Et peut-être pas. Et je refuse de te voir brûler à petit feu dans l’espoir d’y parvenir et de gâcher ta vie auprès d’une femme qui ne peut ni t’embrasser, ni te toucher, ni te...” 


Incapable de terminer, il s’arrêta, noyé dans ses propres larmes. Chaque mot lui donnait l’impression de lui broyer la cage thoracique et de l’incendier de l’intérieur. Elle s’était ôté la vie pour le préserver. Elle lui demandait de “vivre”. “D’aimer” ? Comment pouvait-elle lui demander ainsi l’impossible ? Ces mots n’avaient pas le moindre sens à ses yeux. Elle l’avait empêché de trouver une solution. L’avait abandonné, tout simplement. Et cela, il ne pouvait s’y résoudre. Il ne pouvait pas la laisser partir ainsi. Les instants passés ensemble et perdus à tout jamais, envolés dans le gouffre du temps, se précipitèrent dans sa mémoire, comme des pointes acérées venues lui rappeler ce qu’il avait perdu. Le premier billet de Caelnia, son invitation à dessiner, sa tunique de papillon voletant au vent, le baiser qu’elle lui vola, leurs taquineries de tous les jours, leurs expériences, le soleil qui se reflétait dans ses cheveux, son rire, leur première étreinte dans la tour, la joie pure sur son visage et son corps nu sous l’éclat du vent, la façon dont elle le regardait… Elle ne pourrait plus jamais le regarder ainsi. Plus jamais lever les yeux vers lui et lancer une phrase pour désamorcer ses instants de sérieux. Plus jamais il ne goûterait à sa légèreté. Ni à ses lèvres, ni à sa douceur. Plus jamais il ne sentirait son parfum frais et délicat. Peut-être même un jour finirait-il par oublier son visage, sa voix, son odeur… Non. C’était inacceptable. Il la dévisagea, la rage marquant son visage, ses cheveux en bataille et sa barbe naissante lui donnant presque des airs de dément. Mais il fut bientôt incapable de continuer de la regarder ainsi et embrassa encore et ses lèvres et son front et ses mains, murmurant doucement :


— Reviens… reviens je t’en prie… Ne me laisse pas… J’allais y arriver. J’allais y arriver…


Quand soudain, comme foudroyé, il se redressa vivement, toujours les yeux rivés sur le visage de la jeune femme. Machinalement, il sortit de la salle, la laissant là où elle se trouvait, verrouilla les portes et marcha sans s’arrêter jusqu’au lieu où il devait se rendre. Là, il passa les protections, ouvrit la porte sans même attendre qu’on l’y invite, sous le regard éberlué de Larnatillë qui le dévisageait.


— Aesril, mais… Tu as perdu l’esprit ?


Ignorant sa remarque, il s’approcha du bureau, attrapa une plume qu’il trempa dans l’encrier, nota rapidement sur un bout de parchemin qu’il déchira et remit à Larnatillë.


— J’ai besoin de ces livres. Maintenant. 


Elle détailla le parchemin, plissant les yeux pour distinguer les titres des caractères brouillons de son écriture, avant de relever lentement les yeux vers lui, interdite.


— Aesril… Ce sont des livres bien au-delà de ta portée. Que vas-tu bien pouvoir en faire ? 


— J’en ai besoin. C’est tout. Cela fait partie de l’accord que vous m’avez fait signer, non ? Je veux en voir les bénéfices. Donnez… moi… ces livres. Insista-t-il en articulant froidement.


Elle pinça les lèvres en le dévisageant avec méfiance, le mage ne la quittant plus des yeux. S’il avait pu, il aurait remarqué le léger frisson qui agitait la peau de la Sapiarque à ce moment-là. Jamais encore, elle n’avait vu Aesril lui parler ainsi. Jamais encore, elle n’avait vu l’éclat sombre qui agitait son regard tourmenté. Et pour la première fois, elle avait peur de lui. Elle hocha la tête, lentement.


— Bien… Je vais aller te les chercher. Ce serait hautement suspicieux qu’un disciple se présente à la bibliothèque pour demander de tels ouvrages. Attends-moi là.


La Haute Sapiarque s’éclipsa et Aesril, sans ciller, demeura immobile. Engourdi. Il avait l’impression d’être engourdi. Comme si le sang peinait à gagner ses extrémités. Comme si son cœur se refusait à battre tout le sang. Il ressentait des fourmillements dans ses mains et ses bras et ses jambes lui paraissaient peser une tonne. Dans le silence de ce bureau vide, sa tête bourdonnait, comme agité de vagues incessantes. Le silence : le silence était assourdissant. Sa douleur hurlait. Il était incapable de dire combien de temps avait mis la Sapiarque à revenir, mais quand ce fut le cas, elle fut obligée de lui mettre les livres dans les mains pour lui faire reprendre vie. Elle prononça des mots qu’il ne comprit pas. Il savait seulement que sa mission ici était accomplie. Il devait poursuivre.


— Personne ne doit rentrer dans la salle d’expérimentations numéro trois de l’aile est.


— Aesril, tu dois m’expliquer ce que tu comptes faire…


— Promettez-le-moi.


— … À ta guise, finit par lâcher la Sapiarque, par dépit.


Il se souvint avoir prononcé quelques mots puis avoir quitté le bureau, comme il était arrivé, les bras chargés des ouvrages qu’il avait demandés, pour se retrouver à nouveau face à Caelnia, au beau milieu des livres.


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Il était bien tard dans la nuit quand on frappa à la porte de la salle d’expérimentation, toujours plongée dans la pénombre, illuminée partiellement par quelques bougies qui peinaient à diffuser leur lumière dans la vaste pièce. La porte se déverrouilla et s’ouvrit, dévoilant le lourd et riche tissu de la robe de la Haute Sapiarque qui verrouilla immédiatement la salle derrière elle, s’efforçant de produire le moins de bruit possible. Elle se retourna lentement pour voir la silhouette, à genoux sur le sol, au centre de la pièce, penchée sur ce qui ressemblait à un corps, une quantité de livres anciens étalés dans toute la salle. La lueur des chandelles, se reflétait dans une large rivière d’un liquide épais où trempaient les genoux de l’elfe. Larnatillë fit un pas vers lui, fébrilement, avant de s’arrêter. Dans cette pièce obscure où elle peinait à distinguer les formes, quelque chose lui glaçait le sang. Se balançant doucement d’avant en arrière, Aesril tenait dans ses mains ensanglantées une forme sanguinolente qu’il semblait bercer, les épaules agitées des spasmes de ses sanglots, il murmurait des paroles incompréhensibles. Sans un bruit, sur la pointe des pieds, Larnatillë esquissa encore quelques pas vers lui pour l’entendre continuer de psalmodier, la voix embrumée de larmes :


— Sois en vie… Je t’en prie, sois en vie, sois en vie, sois en vie, sois en vie… en vie…


La Haute-Sapiarque écarquilla les yeux et réprima un violent haut-le-cœur en voyant le corps de Caelnia dont l’abdomen avait été ouvert, ainsi que sa cage thoracique et ses organes visibles à la lueur des flammes. Mais pire que tout, c’était l’odeur acide, ferreuse, piquante du sang qui maculait le sol et les bras et la chemise du disciple. Ce qu’Aesril tenait entre ses mains, c’était le cœur de la jeune femme. Sous le choc, elle ne put s’empêcher de lâcher dans un murmure :


— Aesril, mais qu’as-tu fait…


Sans même se tourner vers elle, le jeune mage cessa de se balancer et de murmurer au cœur de Caelnia pour simplement se figer et répondre d’une voix blanche :


— J’ai essayé de la faire revenir… Elle ne peut pas être morte. Ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible… répéta-t-il tandis qu’un torrent de larmes dévalait à nouveau ses joues.


Larnatillë scruta les épaules du mage, ses sourcils se froissant en entendant la morsure cuisante de la douleur dans sa voix. La vérité, c’est que peu importait le tourment qui avait uni leur destin, et la cruauté de leur relation, elle ressentait une peine profonde pour lui. La gorge nouée, elle s’approcha encore un peu, prenant garde à ne pas laisser sa robe être maculée par le sang qui jonchait le sol et elle posa une main compatissante sur son épaule.


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— Tu n’aurais rien pu faire Aesril… Elle est partie depuis longtemps déjà, souffla-t-elle d’un ton d’une douceur qu’on lui connaissait peu. Aucun rituel nécromantique au monde ne pourra la ramener. Pas la femme que tu as aimé.


Parcouru d’un frisson qui lui donna la nausée au contact de cette main posée sur son épaule, baissant les yeux sur les doigts soigneusement manucurés et sertis de bagues fines et coûteuses d’or et d’écarlate, il sentit tout son corps se tendre soudainement et de violents sentiments prendre possession de lui, déformant chaque trait de son visage, le plissant de rage, une ride apparaissant soudain au-dessus de son nez. Sans lâcher le cœur de Caelnia, il se releva si vite que Larnatillë n’eut pas le temps de comprendre son geste et il empoigna la Haute-Sapiarque par le cou de sa main droite, mu d’une vigueur qu’il ne se connaissait pas, la serrant de toutes ses forces sous les yeux écarquillés d’effroi de la magicienne qui sentait l’étreinte de ses doigts se refermer autour de sa gorge comme les serres d’un oiseau de proie et l’odeur du sang qui maculait sa peau, comme l’emprise de la mort elle-même venue pour l’enlever. Il la força à reculer contre un des murs de la salle, l’éloignant autant que possible de Caelnia et approcha son visage du sien, la haine lui broyant les entrailles. Il avait perdu tout respect pour l’individu qu’il avait en face de lui.

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— Comment oses-tu venir ici, après tout le mal que tu m’as fait ?! cracha-t-il. Tout cela, c’est de ta faute ! Si tu n’avais pas ourdi tes odieuses manigances, Caelnia serait encore en vie ! Si tes maudits guérisseurs étaient vraiment talentueux, si tu ne lui avais pas donné ce collier, si tu n’existais pas, Caelnia serait encore là ! Pourquoi faut-il que tu sois là et qu’elle soit morte ?! Elle… Cette femme était la personne la plus douce qui existait en ce monde et elle est morte, alors que toi, infâme créature que tu es, tu es en vie ! Ce n’est pas juste ! Je te hais !, hurlait-il comme un dément, Larnatillë fermant ses paupières de toutes ses forces, crispée de terreur. 


Elle s’efforça de reprendre son souffle et la voix étranglée, elle lâcha :


— Non… ce n’est pas juste. Elle méritait de vivre. Tout comme tu méritais d’être heureux.


L’expression d’Aesril se tordit sous la douleur de ces mots et les larmes coulant de ses yeux sans discontinuer, il relâcha lentement Larnatillë qui s’empressa de passer une main sur sa gorge, aspirant l’air goulument en le regardant revenir auprès du corps de Caelnia. La Haute Sapiarque tremblait, mais elle voyait ce qu’Aesril venait d’essayer de faire et combien il s’était mis en danger, pratiquant ces rituels interdits, au risque de se voir banni du Collège. D’ailleurs, elle-même risquait sa position si l’on découvrait qu’elle l’avait laissé pratiquer ces sortilèges. Hésitante, elle bredouilla malgré tout, tandis qu’il reposait le cœur de Caelnia au creux de sa cage thoracique, comme il aurait tenu le plus précieux de trésors :


— Aesril… On ne peut pas laisser son corps ainsi… Sa famille voudra la voir…


Lui tournant le dos, il hocha la tête, doucement.


— Oui… Je sais… Je vais réparer. Je vais tout réparer.

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Elle le dévisagea, sans comprendre. 


— Comment comptes-tu t’y prendre exactement…


— Contente-toi d’apporter de l’eau et des linges. Je me charge d’elle.


Elle pinça les lèvres avec angoisse, mais elle se trouva incapable de faire autre chose que d’abdiquer. Elle quitta la salle sans ajouter un mot, consciente qu’elle avait dansé avec la mort un peu trop longtemps et qu’elle avait échappé de peu à quelque funeste destin. Aesril et sa rage l’horrifiaient et la glaçaient autant que si elle s’était retrouvée nez à nez avec un monstre.


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Les jours se succédèrent, froids. Une cérémonie fut donnée en l’honneur de Caelnia. Aesril ne s’y trouvait pas. Il avait perdu toute volonté et s’était noyé dans le sommeil. Tout son corps lui faisait mal. Chaque geste était un supplice. Pourtant, il ne souffrait d’aucune maladie. Voir le jour se lever le plongeait dans un état de colère et de tristesse sans pareille. Comme un rappel insolent que la vie continuait, là où il n’aspirait qu’à la voir passer. La nuit, il se disait souvent qu’il aurait voulu trouver le courage de mettre fin à ses jours, lui aussi. Mais cette pensée le terrorisait. Il avait alors voulu se laisser mourir, simplement, se disant qu’en cessant de manger, il finirait par dépérir. Mais son estomac lui faisait vivre mille supplices et le contraignit à avaler une nourriture qui n’avait plus de saveur, les jours où il se sentait suffisamment capable de descendre au réfectoire chercher de quoi manger. Il avait ôté du mur de sa chambre les dessins de Caelnia, ainsi que toutes les notes concernant ses projets et ses expérimentations. Tout cela lui était trop douloureux à regarder. Il avait rangé sous son lit la petite boîte à plumes d’écritures contenant les mots qu’ils s’échangeaient, car il ne pouvait supporter de la voir sur son bureau. Et chaque jour, il caressait la pierre du bracelet qu’elle lui avait offert, espérant sentir la douce vibration, signe qu’elle allait bien, mais bien sûr, rien ne se produisait. La mort semblait faire partie de lui. L’Hiver défilait et la meilleure occupation qu’il avait trouvée était la contemplation du ciel depuis sa fenêtre. Il priait pour la pluie, spectacle le plus distrayant. Ainsi, il pouvait laisser son esprit divaguer en observant les gouttes d’eau faire la course sur le carreau humide. Il n’y avait rien à penser dans la simplicité de la nature. Il avait le beau temps en horreur. Comme si le soleil lui rappelait qu’il était temps d’être heureux. Comme les mots que Caelnia avait déposés sur le papier l’enjoignant d’éprouver de telles émotions. Chaque fois qu’il y pensait, sa gorge se serrait de rage. Il la haïssait de lui avoir demandé une telle chose. Il ne voulait pas être heureux. Il se demanda alors ce qu’il voulait. Il n’était pas sûr de vouloir quoi que ce soit. Quoi que ce soit qui fut possible. Et retrouver Caelnia semblait relever de l’impossible. Certains jours, son cerveau semblait se réactiver et cherchait à toute vitesse une solution à cette équation inextricable. Il avait alors pensé à revenir en arrière dans le temps. Il avait erré tel un esprit jusqu’à un Sapiarque spécialisé dans la temporalité qui l’avait dévisagé, inquiété par sa maigreur, ses cernes, sa barbe mal taillée et ses cheveux sales dont quelques mèches éparses tombaient négligemment sur son visage. Mais en dépit de ses nombreuses questions insistantes et d’un harcèlement quotidien, le Sapiarque dût bien faire comprendre à Aesril qu’il n’existait aucun moyen de retourner dans le passé pour prémunir les morts, prétextant que si une telle solution existait, tout le monde s’en servirait et finit par étaler sur quantité de parchemins les raisons pour lesquelles on ne pouvait créer de formule arcanique ou d’enchantement de quelque sorte qui eut rendu cela possible. Cela eut l’effet d’un autre coup de dague dans ses entrailles, le replongeant encore un long moment dans une profonde léthargie. Il en vint à la conclusion qu’il ne voulait qu’une chose : quitte à rester sur ce monde, il voulait se sentir vivant. Et cette sensation, c’était Caelnia qui lui avait permis de la ressentir. Avant de la rencontrer, il ne voyait pas qu’il était possible de vivre autrement. Elle lui avait apporté une douceur qu’il était persuadé de ne pas posséder en lui. Et il ne voyait toujours pas la tendresse et l’amour dont elle parlait dans sa lettre d’adieux. Pour lui, ce n’étaient là que de belles paroles posées là pour mieux faire passer l’amère vérité qu’elle l’avait simplement abandonné. 

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Finalement, ce fut Maître Cinnarion qui, venant le visiter dans sa chambre dont il ne sortait plus et voyant qu’au bout de plusieurs mois, il ne semblait toujours pas se remettre de la perte de la jeune femme, lui enjoignit de quitter le Collège un moment, que cet endroit lui rappelait certainement trop de douloureux souvenirs pour l’instant. Aesril entendait ces mots et ils avaient du sens. Oui, cela semblait logique. Mais pour aller où ? Il ne se voyait clairement pas rentrer chez ses parents à Étincelance. Ni chez Caelnia. Son père lui avait dit qu’il était le bienvenu, mais la simple idée de se rendre là-bas et d’évoquer son nom auprès de ses parents, d’être confronté à son univers, lui donnait la nausée. Il ne pouvait pas aller là-bas. Alors, par dépit, il rasa sa barbe, juste pour la forme, ajusta ses cheveux sans grande conviction et passa sa cape, masquant son uniforme du Collège qu’il portait depuis des jours, lui donnant presque l’air convenable, si l’on omettait la fatigue et le teint terne de son visage.
Il quitta le Collège et arrivé à Lillandril, il divagua un moment dans la rue, sans savoir où aller, observant les passants d’un œil morne, de ce regard qu’ont les malades incapables de se lever de leur lit, Aesril observait le monde et les passants, plus déconnecté de ceux-ci que jamais et laissait ses pas glisser le long des pavés, comme si le sol pouvait lui donner la réponse qu’il recherchait. Sans gants, les doigts gelés par la brume froide qui se levait de la mer, il commençait à trouver l’expérience pénible lorsque les derniers rayons du jour s’évanouirent à l’horizon et il en était encore à se questionner si cela lui était plus désagréable que de se trouver dans la solitude de sa chambre du Collège à se réinventer des vies plus douces et à se plonger dans les souvenirs passés, quand, passant devant un bâtiment, une femme l’interpella. Elle portait des atours précieux et un immense collier de plumes duveteuses d’autruches grises couvrait son cou et le protégeait du froid.


— Ce n’est pas un temps pour rester seul dans la rue, jolis yeux verts… Viens donc à l’intérieur te réchauffer. Il y a du vin d’une grande finesse, des mets délicats pour satisfaire ton palais et des dames qui sauront prendre soin de toi. Tu dois avoir les mains glacées… Tu ne voudrais pas les réchauffer ?


Aesril releva les yeux vers la femme, à contrecœur, la toisant avec une intense tristesse qui ne fit pas disparaître le sourire accueillant de l’inconnue. Il regarda la porte de bois de l’établissement raffiné, pinça les lèvres et sans vraiment savoir pourquoi, il entra. 

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Il avait la sensation d’être arrivé dans un autre monde. Dans la pièce chaleureuse aux pesants rideaux de velours écarlate, brillait une lueur chaude. Le parfum poudré et camphré de l’encens et des huiles embaumait la pièce et vint emplir les poumons du jeune mage. Des voilages disposés aux plafonds et aux murs adoucissaient les angles de la vaste salle et créaient d’habiles jeux d’ombres où l’on distinguait des silhouettes lascives de corps dénudés se mouvant en de bien suggestives postures et de gigantesques tapis tamisaient l’ambiance et étouffaient les sons des milles plaisir que ces lieux offraient à sa clientèle. Au centre de la pièce, sur une grande scène circulaire, l’ambiance était à la joie. Une joie démesurée, où des femmes, uniquement vêtues de voiles fins dissimulant à peine leurs formes ou de laçages mettant en valeur celles-ci, dansaient avec un entrain prononcé sur une musique au rythme cadencé, chatouillant la peau des clients rassemblés autour d’elles à l’aide de grandes plumes de paon et jetant des clins d’œils aguicheurs aux troubadours derrière elles. Aucun spectacle n’aurait pu rendre Aesril plus malheureux en un pareil moment. Cela ne lui rappelait que trop bien la vie qui l’entourait. Le monde était vivant et s’animait de mille couleurs criardes, de mille bruits, de mille sensations. Il était las de ne pas se sentir à sa place. Il avait simplement l’impression d’être un spectre, malade et terne parmi cet univers chatoyant. Les larmes lui montaient au yeux, sans qu’il puisse se l’expliquer et il entendit à peine une Altmer d’une cinquantaine d’années s’approcher de lui en touchant son avant-bras pour lui dire :


— Si vous touchez une femme, vous devrez la payer, même s’il ne s’agit que de votre petit doigt. Le prix de départ est de cinquante pièces d’or. La première boisson est offerte par la maison. Qu’est-ce qui vous fera plaisir, noble seigneur ?


— Rien, se contenta-t-il de lâcher en s’avançant au milieu des femmes et des clients, sans même savoir pourquoi. 


“Toucher une femme” ? Il n’y avait même pas songé. Mais l’idée de poser la main sur l’une d’elle le révulsait. Toutefois, il continuait de progresser dans la salle, se dirigeant vers la scène, lentement. Les dames, voyant un nouveau venu arriver se dirigèrent vers lui, avides de s’emparer de ce nouveau client et de soupeser son or. L’une d’elle posa une main légère sur son épaule.


— Bonsoir, mon tout beau… Tu as de belles lèvres, dis-moi. Voudrais-tu goûter les miennes ?


— Cela se voit qu’il préfère les femmes moins sophistiquées, Flanelle. Je suis plus à son goût je pense. Dis-moi, que cherches-tu, bel inconnu ?


Il plongea son regard dans celui d’une des prostituées et la détailla un moment, se demandant ce qu’il était venu faire ici. Celle-ci parut décontenancée par la profonde tristesse se reflétant dans ses yeux et elle lâcha son bras dont elle caressait la cape, quelques secondes plus tôt. La voix enrouée, Aesril lâcha :


— Je… Je voudrais… Quelle est la femme à la voix la plus douce, ici ?


— Ah, un amateur de douceur, donc ! Rien de tel pour tempérer la rudesse du monde, je vous comprends ! répondit la dénommée Flanelle, dans son dos, faisant courir sa main sur son omoplate. Allez donc voir Soie. Elle saura vous apporter entière satisfaction. C’est la belle dame aux cheveux de feu, là-bas. 


Aesril tourna son regard en direction de l’elfe que lui désignait la catin. Ses cheveux teints, mettaient en avant sa pâleur inhabituelle et son visage angélique occultait presque la vision de son corps à demi-nu, paré d’un voile fin couleur ivoire. En voyant qu’Aesril la regardait, elle s’approcha de lui, à pas léger.


— Que puis-je faire pour vous, beau jeune homme ?


Le cœur au bord des lèvres, Aesril hésita un moment, avant de demander :


— Avez-vous une chambre où je puisse être seul avec vous un moment ?


— Si vous avez suffisamment d’or, je suis à vous pour la nuit, mon cher, susurra-t-elle en lui caressant la joue.


Aesril ferma les yeux pour mieux profiter du timbre de voix de la jeune femme et s’empêcher de flancher. Douce comme le miel, sa voix était douce comme le miel.


— J’ai de l’or, oui, fit-il en détachant sa bourse pour la confier à la jeune femme qui écarquilla les yeux, émerveillée.


— Je suis vôtre, dans ce cas… Suivez-moi.


Elle le fit monter dans l’une des petites chambres, passant par une porte sous-tenture, dissimulée par un trompe-l'œil d’une peinture au mur représentant des corps enlacés. Elle referma la porte derrière elle, la pièce aux tentures chargées, illuminées de quantité de chandelles. La femme s’allongea de moitié sur le lit, dans une posture aguichante.


— Vous devriez retirer vos vêtements, vous vous sentiriez plus à votre aise. Voulez-vous que je vous aide ? On dit que j’ai un excellent doigté…


— Non… Non merci, souffla sombrement Aesril. Je… vais m’en occuper moi-même. Croyez-vous qu’il soit possible d’éteindre les bougies ?


Elle esquissa un large sourire.


— Bien sûr. Vos désirs sont des ordres.


À peine eut-elle prononcé ces mots, qu’il exécuta un geste pour les souffler toutes en même temps, plongeant la pièce dans le noir complet et il entreprit de commencer à ôter ses vêtements, lentement, les laissant tomber sur le sol avant de se diriger à tâtons vers le lit où la prostituée lui prit les mains pour le guider. Elle souffla doucement :


— Alors, quels sont vos désirs ?


— Je… Je ne veux pas de sexe. J’aimerais seulement m’étendre auprès de vous et vous écouter parler. Feriez-vous cela pour moi ?


Il fut heureux de ne pas pouvoir voir l’étonnement sur le visage de la jeune femme. Ce n’était pas tous les jours qu’un homme lui demandait une telle chose. Elle n’était pas sûre de connaître la marche à suivre.


— Dois-je vous toucher quelque part, Monsieur ?


Aesril fronça les sourcils, cherchant à savoir de quoi il avait besoin pour convaincre son esprit que la douceur qu’il allait recevoir n’était pas celle de la femme en face de lui.


— Je veux seulement de la tendresse. Ne me touchez pas… enfin…


— J’ai compris, ne vous en faites pas. Venez, allongez vous près de moi, souffla-t-elle doucement en prenant son corps nu entre ses bras fins. 


Aesril posa son front contre sa gorge et inspira profondément, entremêlant ses jambes à celles de Caelnia… de cette femme. En voyant à quel point il s’accrochait à lui, elle sembla comprendre un peu mieux sa demande et passa une main dans ses cheveux pour les caresser tendrement en parlant avec douceur.


— Tout ira bien… Je suis avec vous.


— … Merci, s’étrangla-t-il, la voix enrouée de larmes.


Il demeura un long moment dans les bras de cette inconnue, trempant sa peau et ses draps en la sentant le rassurer, le serrant contre elle avec compassion et il finit par s’endormir, épuisé, dans un sommeil profond pour ne s’éveiller que bien plus tard, la matinée étant déjà bien avancée quand il rouvrit les yeux difficilement. Soie l’avait laissé dormir plus longtemps qu’il n’était convenu et les avait recouverts d’une grande couverture de laine. En ouvrant les yeux, il réalisa où il se trouvait et combien il s’était laissé aller, découvrant sa nudité à la lueur du jour et bien qu’il n’avait eu aucun rapport charnel, il se sentait plus honteux que jamais. Il se redressa sèchement, serrant la mâchoire amèrement. Son regard compatissant lui faisait plus de mal que jamais.


— Prenez votre temps, Monsieur, ne vous en faites pas, le rassura-t-elle avec douceur.


— Je n'ai pas besoin de votre pitié, lâcha-t-il avec âpreté en se rhabillant précipitamment.


La prostituée se mura dans le silence et le laissa repartir comme il était venu. Une fois dehors, le vent du matin cinglant son visage, ses cheveux encore embaumés des odeurs d'encens froid, Aesril avait la sensation d'avoir un roc à la place de ses entrailles. Mais, étrangement, son esprit semblait plus clair que jamais. Il dirigea ses pas vers le Collège. Il ne s'en absenterait pas plus longtemps, car c'était là qu'était sa place. Là qu'il lui restait encore quelque chose à faire. Il allait résoudre l'équation qu'il n'avait pas pu résoudre. Il allait trouver un moyen de contrer la mort.

De l'art de devenir un monstre - Épilogue 400d7310

Aujourd'hui, si vous posiez la question au mage et au guérisseur qu'est devenu Aesril, il vous répondrait, non sans une pointe de nostalgie envahissant ses yeux : "Il y a plus d'une manière de capturer une âme. Parfois, tout commence par un sourire."

De l'art de devenir un monstre - Épilogue 20220911
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