L'Ordre des Lys et du Serpent
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
Le Deal du moment :
Réassort du coffret Pokémon 151 ...
Voir le deal

Aller en bas
Général Patafouin
Général Patafouin
Rédacteur en chef
Enchanté !
Créez votre 1ère fiche de personnage
Oh Capitaine, mon Capitaine
Le MJ et Capitaine du navire ! Trrremblez !
Historien Royal
Publiez 100 messages
Messages : 194
Date d'inscription : 28/03/2022
Localisation : Si je ne suis pas au Couchant, cherchez-moi à la Tombe du Fin-Fond. Chez Madame Caprice, plus précisément.
https://lys-et-serpent.forumactif.com

Chapitre IV - Devenir Maître Empty Chapitre IV - Devenir Maître

Mar 9 Jan - 22:27
Il y avait l’écho vacillant des cloches annonçant la fin de la journée. Le remous lointain des vagues. L’odeur fraîche et apaisante de la lavande. Une respiration après l’autre, le monde retrouvait un sens et des contours tangibles. Assis sur le rebord de la fenêtre de la plus haute tour du Collège, ayant déboutonné le col étroit de son uniforme au blanc immaculé, Aesril trempa ses lèvres dans un vin aux saveurs somptueuses et il ferma un instant les yeux pour mieux en apprécier les arômes avant de prêter une oreille distraite à la voix qui parlait sans discontinuer sur sa droite. “Quel fichu moulin à parole…”, songea-t-il avec aigreur sans pour autant détacher son regard de l’océan. 


Chapitre IV - Devenir Maître 2310c010


— … Et c’est alors qu’il me dit… Tu ne vas jamais me croire ! C’est alors qu’il me dit : “Larnatillë, nous pourrions trouver un accord, après tout, mes ancêtres ont autant contribué à cette propriété que les tiens, et puis, nous sommes toujours mariés, j’ai le droit de partager cette demeure avec toi, elle est bien assez grande pour nous deux.” Bien assez grande pour nous deux ! Tu le crois ça ? Tout ce qu’il veut, c’est ramener ses petites pimbêches chez moi pour les exposer sous mon nez, juste par jalousie et par rancœur. Cela manque tellement d’élégance ! J’ai au moins la dignité d’être discrète, mais lui ! Et dire qu’il croit qu’il a une quelconque présomption sur ma demeure alors que ma famille a payé le moindre objet qui s’y trouve, la moindre peinture, gravure, et il a le culot de me demander ça, après toutes ces années ! Je suis sûre que la garce qu’il fréquente lui a mis cette idée en tête…


Le mage soupira profondément, avant de hausser les épaules, basculant un regard las vers la Haute Sapiarque. 


— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Fais-le assassiner. Franchement, je ne sais pas pourquoi tu t’embêtes. Et si tu es rancunière et que ça ne crée pas de vagues, débarrasse-toi aussi de la fille. Tous tes problèmes seront réglés.


Elle eut un rire amusé.


— Tu dis cela comme si c’était facile de se débarrasser de quelqu’un !
— Ça l’est et d’autant plus pour quelqu’un comme toi.


Larnatillë le considéra un moment, un sourire au coin des lèvres.


— Toutes ces années et tu as enfin fini par penser comme il se doit. Mais je ne peux tout de même pas faire une chose pareille.
— Pourquoi pas ?, questionna-t-il nonchalamment en reprenant une gorgée de vin. Serais-tu toujours amoureuse ?
— Aesril, enfin… C’est ridicule…, se défendit-elle, détournant soudain le regard.
— Alors ce ne devrait pas être un problème. Je te croyais plus pragmatique que sentimentale, c’est étrange, lâcha-t-il avec détachement en abandonnant son perchoir, se dirigeant vers un guéridon sur lequel était déposé un dossier relié de cuir dont il entreprit de feuilleter les pages, fronçant les sourcils un peu plus à mesure qu’il se concentrait. 


Larnatillë bascula à nouveau les yeux vers lui, affichant sans fard sa confusion, croyant qu’il ne l’observait pas.


— Bien sûr que je le suis. Pragmatique, j’entends. Après tout, Dilenwëd n’est qu’un béotien qui croit que tout ce qui brille a de la valeur. Certes, il connaît la littérature sur le bout des doigts, mais du reste… Je ne vois vraiment pas ce que j’ai pu lui trouver.
— Si tu le dis, répondit-il, non sans une certaine latence, tant la conversation l’ennuyait au plus haut point.
Chapitre IV - Devenir Maître C1yr-W8fRUsF1o0l1L7Uqq4_ADy0JLxOU1PwRKrAiB3vAxY8aJNeFLjMLaEzDbuGz7nfGIp-x6QHnnkLWgJgRdUlrrZ2qJOju8XI-IruVgOfJSJqANfUlE8iTHtcgsmGeDpb6KQSvFy6wXVxA0awkrjW3nt2sBm1ApkyG4XpF02k8pvZYdwV2Cxc2-QHlQ


Elle y vit là une merveilleuse occasion de s’extraire de ce sujet épineux.


— Qu’est-ce que tu étudies ? Un dossier médical ?
— Mon prochain patient. Pantelis sera intransigeant avec moi. Je n’aurai pas le droit à l’erreur.
— Je n’arrive pas à croire que tu aies tenu aussi longtemps en compagnie de ce psychorigide. Tout le conseil s’accordait pour dire que tu n’y parviendrais jamais. Les autres avaient tous abandonné. Et pourtant, te voilà, huit ans plus tard, toujours à son service. J’en connais quelques-uns qui doivent certainement ravaler leur déception.
— La victoire n’en est que plus savoureuse, dans ce cas, décréta-t-il en relevant la tête dans un sourire si fugace qu’il paraissait presque forcé. Et Maître Pantelis est le psychorigide le plus agréable que je connaisse.
— Plus que deux années et tu seras officiellement Sapiarque en guérison. Cela doit être exaltant ?
Il fronça les sourcils en plantant un regard intrigué dans le sien.


— Tu te soucies de ce que je ressens maintenant ? À moins que tu t’ennuies au point de vouloir me faire la conversation.
— Ne sois pas désobligeant, rétorqua-t-elle dans une moue vexée. Bien sûr que cela m’intéresse.
— Bien. Je suis extatique.
— Tu n’as pas l’attitude de quelqu’un d’extatique.
— Je suis extatique, à l’intérieur. Que veux-tu, que je danse, que j’organise une fête ?
— C’est un accomplissement rare, Aesril. Enchanteur et guérisseur, peu de gens ici peuvent se targuer d’avoir une double maîtrise à un si jeune âge et quoi que tu en penses, les Sapiarques et le conseil t’admirent pour ta détermination et ta rigueur. As-tu perdu tes émotions en chemin ?


Il referma son dossier, cette fois-ci, l’air profondément incommodé par cette discussion et croisa les bras sur sa poitrine.


— J’ai appris à les laisser à leur place. C’est bien mieux ainsi, crois-moi. Cela me permet de conserver l’esprit clair et le sang froid. Tu devrais essayer. Cela résoudrait à merveille tes peines de cœur, fit-il dans un sourire en coin narquois, piquant. 


Elle haussa les sourcils pour le toiser froidement.


— Je te demande pardon ? Mes… “peines de cœur” ? Serais-tu en train de te moquer de moi ?
— Oh pardon, aurais-tu une autre définition pour un choix qui serait fait sur la seule base de la pitié et du bon vieux temps ?


Elle pinça alors les lèvres, hochant doucement la tête dans un sourire amer.


— Je vois à quoi tu joues, Aesril, tu fais semblant de ne pas avoir d’émotions pour prendre le dessus sur moi et te venger.
— C’est là que tu te trompes, Larnie. Je n’ai que faire de me venger de toi. À vrai dire, tu m’as rendu un grand service. Après tout ce temps, je vois enfin où se trouve ce qui compte vraiment. Je n’y serais jamais parvenu si tu ne t’étais pas tant acharnée à me faire comprendre que tout se paie, qu’il ne faut pas avoir d’attaches, ne rien attendre des autres… Tu sais, toutes ces fabuleuses leçons. Ce qu’il t’arrive, là…, ponctua-t-il en la pointant vaguement du doigt. Ce n’est qu’une broutille. Une personne de ta stature a mieux à faire que de se faire du souci pour cela. Mais je comprends que l’on puisse faire des erreurs de parcours en chemin. Tu devrais prendre un peu de repos. Partir quelques jours à la campagne. Ça te ferait du bien. Trouve-toi un beau jeune homme avec qui passer un peu de bon temps. Comme le dernier en date, comment s’appelait-il déjà ? Velenir. Tu semblais bien l’aimer, celui-là.
— Ça va, j’ai compris. Arrête ton petit numéro. Je ferai ce qu’il faut.
— À la bonne heure, lança-t-il en reboutonnant son col avant de se diriger vers le miroir pour nouer ses cheveux en arrière.


Larnatillë demeura un moment à l’observer, dans un silence aigre, avant de lâcher finalement.


— Est-ce la vérité ? Est-ce vraiment moi qui t’ai rendu comme cela ?
— Tu y as contribué, toi ainsi que d’autres personnes, je ne saurais donc t’attribuer tout le mérite. Je dirais même que cela me revient. J’ai choisi d’être comme cela, expliqua-t-il, calmement.
— … Pourquoi ?
— Parce que je veux devenir Maître guérisseur. Et parce que je ne peux plus me permettre de perdre mon temps dans un sentimentalisme qui me mènerait certainement à ma perte.


Il fit quelques pas vers Larnatillë dans un sourire trop serein pour être ordinaire.


— J’ai eu de très bons professeurs, fort heureusement. À présent, j’ai des patients à guérir. Je te laisse à tes basses besognes. Cela ne me rappelle que trop bien que le mariage est une complication dont je me passerai volontiers !


Elle demeura interdite, le détaillant sans partager sa plaisanterie, perdue dans ses pensées, une attitude qui arracha une pointe de satisfaction au mage. La désarçonner était rare, mais plus le temps passait et plus il découvrait avec plaisir qu’il était de plus en plus doué pour cela. Qu’il était facile pour Larnatillë de jouer avec lui du temps où il avait encore des choses à perdre. Mais aujourd’hui, il se sentait plus léger que jamais, car il n’était plus animé que par une chose : son ambition. Le temps où il cherchait l’approbation ou l’affection de ses pairs, ou même encore l’amour, était bien loin derrière lui. Affranchi de cela, il savait que Larnatillë perdait tout pouvoir contre lui. Lui qui l’avait d’abord admirée, puis haïe, il la voyait désormais davantage comme une enfant trop gâtée qui avait plaisir à détruire ses précieux jouets. C’est non sans qu’un sourire vienne éclairer son visage qu’il se disait combien il devait être décevant pour elle de constater qu’il n’y avait plus rien à briser en lui. 


Alors qu’il allait passer la porte de son bureau, elle l’interpella.


— Aesril… Pourquoi ? À quoi cela te sert-il de jouer le rôle du brave guérisseur ? Ne me dis pas que tu as soudain envie de sauver des vies ?


Il s’interrompit sur le pas de la porte, mûrissant la question quelques secondes avant de se retourner à demi.


— N’as-tu jamais rêvé de plus, Larnatillë ? D’aller au-delà de ce microcosme qu’est le Collège ? J’ai toujours voulu acquérir un grand savoir. Mais j’en veux plus. Et surtout, je veux me hisser hors de tout ceci.
— “Tout ceci” ? Tu parles du Collège ? 
— Je parle des règles qui régissent notre monde, Larnatillë. Je veux façonner les miennes. 
— Très philosophique. J’imagine que tu as noté ça dans tes petits carnets, le railla-t-elle avec dédain. 
— Ce sera même mon futur slogan quand j’aurai renversé la monarchie, répondit-il aussitôt.
— Tu te fiches de moi…
— Je commençais à craindre que ta vivacité d’esprit se fut étiolée… Bonne soirée, Larnatillë.


Il n’attendit pas de réponse, conscient qu’on ne se moquait pas ainsi de la Haute Sapiarque sans en payer les conséquences, mais il avait bon espoir que, sitôt qu’il l’aurait laissée à sa solitude, elle trouverait des sources de préoccupation plus importantes que de se venger de quelques railleries bien placées. Aussi, poursuivit-il paisiblement sa route à travers le dédale de corridors dont il connaissait désormais chaque pierre par cœur, chaque variation de lumière se reflétant sur celles-ci, chaque endroit où les pas de milliers de personnes avant lui avaient creusé et poli leur surface rugueuse. Il ne pouvait s’empêcher de penser aux nombreuses histoires qu’elles renfermaient, tels des témoins silencieux et presque immuables du temps qui passe. Il songea que cela faisait déjà bien longtemps que ces pierres avaient vu défiler sa vie. Et en y repensant, il songea qu’il était un tout autre homme qu’à son arrivée.


Il pouvait dire que l’expérience d’être l’apprenti de Maître Pantelis l’avait grandement changé. Durant toutes ces années, il avait vu des hommes et des femmes malades ou blessés mourir, avait accompagné de nombreux convalescents au travers de leur rétablissement, ou au contraire jusqu’à leur dernier soupir, avait été témoin du génie de son maître lorsque celui-ci trouvait des solutions aux problèmes à première vue insolvables. Mais plus que tout, il avait été confronté au sang, à la chair, à la vie et à la mort, aux larmes et au soulagement et toutes ces émotions que ses patients avaient vécues semblaient désormais lointaines. Comme un souvenir cristallisé dans sa mémoire pour toujours. Il avait trouvé dans la guérison son propre salut. Lorsqu’il était arrivé à ce poste, il avait le sentiment de se diriger au travers d’un épais brouillard, noyé dans une sensibilité exacerbée que la mort brutale de Caelnia avait provoquée. Lorsqu’il repensait à cet événement survenu dix ans plus tôt, c’était non sans honte et culpabilité qu’il le reléguait de côté. Il s’était tant éloigné de l’homme qu’il était à l’époque qu’il ne se sentait plus digne de caresser ce souvenir à la fois doux et amer, des émotions qui lui paraissaient dorénavant d’un autre monde. Se perdre dans la nostalgie et le regret lui semblait vain. 
Il avait, de toute façon, ouvert un autre chapitre de son histoire. Dans celui-ci, point de place pour l’amour, le sentimentalisme, la vulnérabilité. En voyant combien ses pairs en souffraient et combien cela les menait jusqu’aux décisions les plus irréfléchies, il n’en voulait pas. Il savait de surcroît que, qui que fut la personne sur laquelle son dévolu se poserait, il n’avait rien de bon à offrir. Si Caelnia avait perdu la vie, il était certain qu’une autre pouvait subir le même sort. Et lui-même n’était pas dupe, il le voyait désormais, chaque fois que son regard croisait un miroir : quelque chose en son âme avait vacillé pour n’être animé que par l’éclat froid de l’ambition. Nul ne cherchait la présence de tels individus. Il avait fini par rejoindre le camp de Larnatillë, au bout du compte. 


Il avait d’ailleurs fini par trouver en elle une compagne d’infortune distrayante. Avec le temps, Larnatillë s’était trouvé d’autres “passe-temps”, libérant Aesril de ses nombreuses avances. Aussi, la plupart de leurs entrevues pouvaient très bien se résumer à partager un dîner ou quelques verres de vin. En échange de quoi, il la tenait informée de ce qu’il pouvait apprendre à son sujet entre les murs du Collège, divulguant sans vergogne les noms de quiconque aurait eu des mots malheureux à son propos et elle alimentait la discussion en lui racontant les dernières décisions du conseil, les prestigieuses avancées ou, en de rares occasions, les entrevues politiques. Rarement, il cédait à ses demandes fiévreuses et quelques fois, il lui accordait le caprice de dormir à ses côtés. Avec le temps, il l’avait compris : la Haute Sapiarque était une femme désespérément seule, constamment en quête de distraction, de nouveauté, de frisson, une chose qu’elle peinait à saisir, car cela lui filait toujours entre les doigts. Et, au bout du compte, cette femme lui paraissait pathétique. Livrer des savoirs dangereux à un jeune elfe juste pour quelques heures de plaisir… Étant plus jeune, Il n’avait toujours observé la situation que de son propre point de vue, se réjouissant d’obtenir ce qu’il désirait tout en répugnant à ses manières odieuses, mais aujourd’hui, il voyait combien son geste n’était que le résultat d’un esprit en perdition. 


Il ne la prenait pas pour autant en pitié et se réjouissait de continuer d’obtenir des avantages qui le distinguaient des autres. Et il considérait d’ailleurs avoir fait très bon usage de toutes ces années de sacrifice, car les savoirs qu’il avait accumulés semblaient concorder vers un seul et même but et avaient fait de lui l’un des mages les plus accomplis parmi ses confrères et consœurs de sa génération. 
Tout cela avait fait de lui l’homme qu’il était aujourd’hui : assuré, déterminé, perfectionniste et un peu plus solitaire à chaque jour qui passait.


Il poussa la porte à double battant qui menait au laboratoire de Maître Pantelis, qui, malgré l’heure tardive, étudiait toujours des résultats à la lueur de nombreuses chandelles. Il releva distraitement la tête vers lui, avant de replonger le nez dans ses parchemins, alors qu’Aesril prenait place au bureau qui avait été aménagé non loin, dès lors que Pantelis avait jugé qu’il était digne de travailler dans la même pièce que lui. Posant son dossier sur le bureau, Aesril jeta un nouveau coup d’œil à son Maître. Il semblait plongé dans la plus grande concentration. Il fut presque surpris quand ses lèvres se descellèrent pour demander :


Chapitre IV - Devenir Maître Jdc4rbtdO6jw5xOoFu54jDu3rZhaMguAElodeN_B_WVf9LFRTjGPQ7P2CE_RqRptmOjZxS5mfm4kgdxv8SJfsX7RbxNBpdSXy4hntHG1MLxZwIgnZ1maxJGxiU5wPxCMs7sgiQ0Xmr2GF4juXTmkWzJZzc0cGBI-m-2K25b0XhzGbc5U8ePmi5XzYwY9Og


— Comment va la Haute-Sapiarque ?
— Comment le savez-vous ?, répondit-il après quelques secondes de battement, haussant les sourcils.
— Vous empestez son immonde parfum. D'ordinaire, cette salle à la merveilleuse et pure odeur de l'alcool à quatre-vingt-dix degrés et de la mort. C'est la seule que je tolère, d’ailleurs.
— Bien. Elle va bien. Autant que d’ordinaire, d’ailleurs.
— J’aurais bien des difficultés à me figurer ce que “ordinaire” signifie, je n’ai pas pour habitude de la fréquenter.
— On ne peut pas vraiment dire que vous ayez l’habitude de fréquenter qui que ce soit.
— Touché… Quoi qu’il en soit, est-ce une habitude qui va devenir récurrente ? Car vous sentez l’eau de mer en milieu de semaine, la lavande les autres jours, mais cela, c’est insupportable.
— Pas plus que nécessaire. D'ordinaire, je m’ablutionne avant de venir, je tâcherai de ne pas déroger à cette règle, la prochaine fois.
— Et qu'est-ce qui vous en a empêché ?
— J'ai dû faire un détour pour récupérer ceci, fit-il avec détachement, déposant un parchemin sur le bureau de son maître.


Pantelis attrapa le feuillet pour le parcourir brièvement avant de le dévisager avec des yeux ronds.


— Ce n'est pas vrai… Comment avez-vous fait pour obtenir cette autorisation si rapidement ? Cela peut prendre des mois, d’ordinaire, ils me font toujours attendre une éternité. 
— Il faut croire que je sais m’y prendre.
— Par les dieux, c’est le moins que l'on puisse dire ! Très bien, je ne vous poserai plus de questions, de toute évidence, vous savez placer vos pions avec distinction, cela me convient parfaitement, avoua le Sapiarque offrant des regards amoureux au parchemin.
— J’admets être tout aussi impatient que vous de commencer à travailler sur ce projet avec vous. C’est le point que j’attendais dans ma carrière.
— Votre enthousiasme est partagé, cher disciple. C'est ainsi que nous faisons avancer notre métier. Mais, que ce soit clair… n'allez pas ébruiter cela. Tout le monde n’a pas notre ouverture d'esprit sur la question. 
— Cela allait de soi.
— Parfait !, jubila Pantelis avant de prendre une gorgée de thé pour se calmer. Oh, et… Vous sentez-vous prêt pour demain ? C’est certainement là le cas le plus complexe que je vous ai jamais donné à vous occuper.
— J’ai établi le diagnostic et j’ai eu le temps de réfléchir à une stratégie, oui. Mes observations sont sur votre bureau. Mais il est vrai que ce sera délicat… concéda Aesril, passant une main songeuse dans ses cheveux.


Pantelis fouilla parmi la vastitude de dossiers posés sur son bureau pour parcourir celui indiqué par Aesril. 


— Votre prudence me rassure, je vois que vous avez compris les enjeux. Il ne sera pas question de jouer aux apprentis sorciers, demain. Si je vous ai confié ce patient, c’est parce que je pense que c’est un défi à votre portée. Il n’en demeure pas moins que cela mettra vos compétences à rude épreuve. J’espère que vous ne me décevrez pas.
— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir.
— Dans ce cas, nous devrions tous deux aller nous reposer. Vos mains ne devront pas trembler, conclut Pantelis en soufflant les chandelles.


Lorsqu’Aesril gagna ses draps cette nuit-là, le sommeil fut long à venir, cependant. Il repensait à son patient. Des erreurs de diagnostic, il en avait fait quelques-unes, quand bien même, Pantelis ne s’était jamais hasardé à le laisser sur une mauvaise piste dans ses débuts. Mais depuis deux ans, c’était à lui seul que revenaient les décisions sur certains patients confiés par son maître et celui-ci s’abstenait de tout commentaire ou suggestion sur ses estimations pour le mettre face au poids de ses responsabilités : désormais, s’il échouait, c’était de son dû. Avec le temps, Aesril avait fait le choix de prendre de la distance avec les malades dont il s’occupait pour ne pas ressentir leurs craintes et laisser celles-ci influencer son jugement. Mais la peur de l’échec demeurait présente dans son esprit, car pour lui, échouer demeurait inacceptable. Plus encore, son diagnostic devait être exact du premier coup. À chaque succès, il s’enorgueillissait de la délicieuse sensation de pouvoir que cela lui procurait, narguant intérieurement les dieux d’avoir su outrepasser les limites qu’ils avaient posées. À chaque échec, il maudissait son incompétence et redoublait d’efforts, se perdant un peu plus dans son travail, décortiquant chaque élément qui aurait pu causer ce résultat. Plus que la souffrance des familles et celle du patient, son désir d’excellence le poussait à se surpasser. Il semblait d’ailleurs que c’était là tout ce qui l’animait.
Le patient qu’il était sur le point de traiter ne dérogeait pas à sa règle : il ne devait pas échouer. 


Celui-ci souffrait d’un mal que l’on trouvait plus communément par-delà les mers, une maladie du sang dont les personnes de haute naissance se voyaient le plus souvent affublées, à la différence que la magie et les élixirs avaient rendu son diagnostic tardif et complexe : le patient avait reçu nombre de “soins” pour dissimuler son embonpoint et les rougeurs présentes au niveau de ses articulations que ses libations et repas copieux avaient finies par provoquer. La réponse était apparue comme une évidence à Aesril, alors que les autres guérisseurs rejetaient l’éventualité d’hyperuricémie, plus communément qualifiée de “goutte”, sous prétexte que le patient paraissait en excellente forme, si l’on omettait ses vomissements de plus en plus en plus fréquents et ses articulations enflées. L’on avait pratiqué quelques saignées, administré des toniques censés alléger ses membres et cela avait soulagé l’homme un temps, continuant de vivre sa vie dispendieuse, allant de dîner mondain en dîner mondain, étalant sa fortune aux yeux de ses congénères en organisant de titanesques banquets dont chacun en Alinor rêvait de participer un jour, une information qu’Aesril n’était pas sans connaître, car cet elfe s’était forgé une réputation parmi l’aristocratie du Couchant. Aussi, lorsque ce patient, désespéré de voir son état empirer au point qu’il se trouvât un jour incapable de poursuivre son train de vie, s’était présenté auprès des astucieux et prestigieux Sapiarques, insultant copieusement leurs précédents confrères et consœurs et les targuant d’incapable, Aesril avait immédiatement exigé de mettre un terme aux saignées que lui et Pantelis considéraient comme tout à fait dangereuses et un bref échange de banalités avec le patient lui avait permis de comprendre en un clin d’œil de quoi il retournait. Néanmoins, traiter cela demeurait délicat. Il ne s’agissait pas seulement pour Aesril de purifier le sang du patient, mais aussi d’assainir l’ensemble de son corps. C’était là une opération qui nécessitait d’importantes ressources de magie et un usage extrêmement précis de celle-ci. Une erreur de sa part et le sang du patient pourrait devenir plus pur que de l’eau et se retrouver, de fait, absolument inutilisable pour son organisme, ce qui résulterait immanquable de sa mort. 


Il se retourna une fois de plus dans ses draps, ressassant ses estimations et calculs. “Face à la mort et la maladie, nous sommes tous égaux…”, songea-t-il. Noble ou non, ce patient représentait le même enjeu à ses yeux. Et il devait réussir.
Trois gouttes d’essence de valériane et de belladone. Il laissa la solution de dissoudre contre sa langue. Son agitation intérieure prit fin en moins d’une minute pour le laisser dans un état vaporeux, les membres légers. Demain, il ne serait plus nerveux. Demain, il reprendrait son rôle de guérisseur, se dit-il avant de plonger dans les limbes du sommeil le plus profond.


En arrivant dans la salle de soins le lendemain matin, il eut le plaisir de voir que tout était prêt pour la guérison de son patient. Il passa ses mains au-dessus des outils disposés sur un plateau de marbre : gemmes chargées d’énergie magique, herbes séchées pour favoriser les incantations, décoctions calmantes et quantité de petits outils de mesure en métal, tout ce qu’il avait listé dans son rapport se trouvait là. Jusqu’à lors, Pantelis n’avait jamais eu de telles attentions à son égard. Il devait toujours préparer son matériel lui-même.


Chapitre IV - Devenir Maître A6DuU_eDJDzblfT-8HgL6GlGCuDZT700r71rHO0s9_Npgs6M1H0v6jWdpzr7YrYCGcKyUKTX0k37IcBOk-xPYlnMbVJkVhhNZsIYKKk2-sw_WWBe7ZV6JxqkyuUe_l5U59zhtWVpPlo6ltgFMuxC_OS0lJm3PCWijUt89e4mKKUxtM6i504xpg4jBmGOLg


— S’il manque quelque chose, faites-le-moi savoir, annonça le Sapiarque Pantelis dans son dos, en arrivant dans la pièce.
— Vous avez rassemblé mon matériel ?, s’étonna Aesril, touché.
— Oui, enfin, disons plutôt que j’ai volé l’assistant d’un confrère pour lui demander d’exécuter mes ordres, ne vous emballez pas, j’ai bien mieux à faire.
— Bien entendu…, souffla le mage avec amusement.
— Il devrait arriver avec le patient sous peu. Vous sentez-vous prêt ?
— Je le suis. Maître… Il va me falloir une énorme quantité de magie aujourd’hui...
— En effet. Où voulez-vous en venir ?
— Ce ne sera guère aisé.
— Oh, ne faites pas le modeste, pas maintenant. Vous allez y parvenir, vous vous êtes entraîné et je serai là pour vous fournir mon soutien, de surcroît. Et puis, vous savez bien que le plus compliqué ne sera pas tant de gérer vos ressources, mais votre rapidité d’exécution entre les différents sorts. Si vous arrêtez l’un d’eux trop tôt ou trop tard… Les conséquences pourraient être désastreuses. Même pour vous, d’ailleurs.
— Je sais… souffla-t-il nerveusement. Vous trouvez que c’est une mauvaise idée ?
— Je pense que c’est une manœuvre audacieuse, mais je ne vous aurais jamais laissé faire si je ne pensais pas que cela pouvait fonctionner. C’est dans vos cordes. J’espère toutefois que vous avez à l’esprit que nous misons gros avec un patient d’une telle importance. Mais j’ose croire que vous savez ce que vous faites.
— J’ai tout prévu.
Maître Pantelis demeure silencieux, scrutant l’enchanteur un long moment.
— Je sais que cela va fonctionner.
— Je compte sur vous. Notre honneur est en jeu.


Cet instant, plus solennel que ce à quoi Pantelis l’avait jamais habitué, fut interrompu lorsque les portes s’ouvrirent pour laisser passer le patient, mené dans un fauteuil de bois sur roues poussé par l’assistant déniché par Pantelis. L’homme peinait à rester en place sur sa chaise, de toute évidence trop étroite pour lui et il transpirait abondamment, soufflant comme une bête à l’agonie. Il était peu commun au Couchant de voir des elfes présentant un tel embonpoint et un état de santé si désastreux qui ne fut provoqué par l’âge. Il parut toutefois soulagé en apercevant les deux guérisseurs qui se tournèrent aussitôt vers lui. Le Sapiarque Pantelis, éprouvant toujours des difficultés à laisser sa place à son disciple, s’avança aussitôt vers le patient.


— Baron Olicar, comment vous sentez-vous ?
— Comment pensez-vous que je me sente, par l’Oblivion ? Affreusement mal !, rétorqua le patient de sa voix râpeuse, bien qu’encore teintée de jeunesse.
— Êtes-vous en crise ? Ne vous a-t-on pas administré votre traitement ce matin ?
— Bien sûr que si, comprenez simplement que l’événement n’a rien d’anodin, je commence à être lassé que l’on s’en prenne à mes veines…
— Je vous le concède, intervint Aesril. À l’exception qu’après-demain, vous pourrez rentrer chez-vous en pleine santé. Nous ne nous hasarderons pas à essayer quelque chose, baron. Cette opération ne peut qu’être un succès.
— Je vous fais confiance. Puis, j’ai souvent entendu dire que le fils du Commandant savait s’y prendre. Avec le meilleur guérisseur que je connaisse en tant que maître, je pense que je ne pouvais guère trouver mieux. Si je meurs aujourd’hui, c’est que mon cas était sûrement désespéré…
— Faites confiance en mon apprenti. Il met tout en jeu pour vous sauver. Bien. Trêve de bavardages, plus vite nous commencerons, mieux cela vaudra ! 


Ils menèrent le patient jusqu’à la table de marbre des opérations. L’homme grimaça au contact de la pierre froide contre sa peau. Aesril savait ce que l’on ressentait pour s’y être allongé quelques fois en l’absence de Pantelis, par pure curiosité : la sensation d’être déjà mort, l’emprise glacée et dure. Peu de gens appréciaient cela, mais lui, ça le ramenait à la réalité, à l’instant présent. Il fit glisser une gemme désinfectante entre ses mains. Toucher la pierre douce et lisse l’apaisait. Il administra quelques gouttes de potion anesthésiante à son patient. 
—  Comment vous sentez-vous ?
— Plutôt bien… C’est drôle… Je n’avais jamais remarqué, mais vous avez des yeux très…
Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase, car la potion faisait déjà effet. Ses pupilles se révulsèrent, alors Pantelis l’aida à fermer les paupières.
— C’est le moment, annonça son maître.
— Oui. Allons-y.


Il se remémora le procédé une fois de plus, telle une partition bien rythmée. Il prit dans sa main droite un des cristaux posé sur le plateau, d’une couleur rouge intense, et posa sa main gauche sur la poitrine du patient, fermant les yeux pour mieux ressentir son énergie. Il s’agissait pour lui de connecter sa magie à son organisme pour pouvoir la faire circuler librement et pénétrer les veines du patient. Le but serait de purifier le sang avec la dose exacte de magie, de transférer l’énergie corrompue dans un cristal vide et de refermer le lien sitôt que ce serait terminé avant de brûler l’excédent de graisses présentes dans le corps. Une seule erreur, et le patient pouvait en mourir. Une seule erreur et l’organisme d’Aesril lui-même pouvait se trouver corrompu. Tout reposait sur sa rapidité d’exécution. S’il agissait trop lentement, c’en serait fini. Sa seule garantie était la confiance qu’il avait en ses propres capacités et en le soutien que pouvait lui apporter son maître. 


Une sensation d’oppression le parcourut lorsqu’il sentit la connexion s’établir avec le corps du patient, un point après l’autre, allant du sommet de son crâne jusqu’au bas de sa colonne vertébrale. Il se servit de l’élément primaire de l’air pour commencer la purification de ses veines, une opération qu’il dût recommencer à deux reprises, car celles-ci semblaient encombrées. Il se félicita d’avoir endormi le patient : il imaginait sans mal combien cela pouvait s’avérer douloureux, car même pour lui, l’expérience était désagréable. Il reposa alors la gemme rouge et n’eut même pas besoin d’un mot pour que Pantelis lui tende l’autre cristal aux teintes bleutées, d’une légèreté peu commune. Ne perdant pas une miette de l’instant et des gestes de son disciple, le maître affichait une mine impassible. Aesril attrapa la gemme avec soulagement, il savait qu’il n’avait plus beaucoup de temps avant que la corruption ne monte jusqu’à lui. Tenant la pierre, il rassembla son énergie pour se connecter à elle, mais une chose le retenait. L’organisme du patient maintenait le lien, certainement, car il considérait cette magie saine comme salvatrice. Aesril commença à sentir l’agitation s’emparer de lui. Une sensation vive monta vers lui, celle de son corps cherchant à se débattre de ce qui était sur le point de le traverser. Nul autre que Pantelis ou lui n’était capable de traiter ce mal mortel. Il ne pouvait échouer. Pantelis releva des yeux impérieux vers lui, presque enragés, une expression qu’Aesril ne lui avait jamais connue :


— Maintenant, Aesril, maintenant !


Dans un réflexe, il libéra sa magie pour transférer le lien vers le cristal vide. Celui-ci se chargea peu à peu, donnant à la pierre une teinte ocre. Aesril laissa échapper une expiration et il fut surpris d’entendre son maître l’imiter. Toutefois, Pantelis ne desserra pas les lèvres, attentif aux signes vitaux du patient. La gemme commença à émettre un sifflement de plus en plus fort.


— Il est stable, annonça le Sapiarque.
— Bien… Sort de clôture de rituel dans trois secondes. Trois, deux, un…
— Exécution, ordonna Pantelis.


Le mage croisa les bras l’un au-dessus de l’autre et la gemme cessa de siffler et de luire pour retrouver une apparence plus ordinaire. Aesril la reposa sur le plateau et reprit la gemme rouge tendue par son maître avant de la briser d’un sort.


— Dernière phase, reprit Aesril d’une voix tendue.


Pantelis envoya un peu de sa propre magie soutenir les efforts de son disciple et celui-ci se plaça au-dessus de la tête du patient pour poser les deux mains sur son thorax. Il expira doucement en se connectant à l’énergie du feu, concentrant son intention, murmurant des incantations pour guider sa volonté avec précision, les anciens mots elfiques dansant sur ses lèvres muettes, dont seuls s’échappaient des chuchotis qui se répercutaient dans le silence glacial de cette salle blanche.
Une chaleur vive s’empara de lui et il dirigea sa volonté avec douceur pour venir répartir la magie sans brûler les organes du patient. Sa précision dépendait de sa seule concentration. Le feu attaquant les graisses semblait s’enfoncer sous ses mains comme dans une vase épaisse, et dès lors que la surface lui paraissait plus stable, il poursuivait ailleurs. Cela lui prit quatre bonnes heures. Sans l’énergie supplémentaire de Pantelis, tenir le choc aurait presque relevé de l’impossible. Quand enfin, le corps lui parut aussi pur que possible, il releva les mains, vivement, les agitant dans l’air pour chasser les particules de magie encore présentes. Il se sentait drainé. Le patient, quant à lui, ressemblait à une bougie qui aurait fondu, sa peau, pendant vivement sur ses muscles frêles. Pantelis vérifia les signes vitaux du patient une nouvelle fois.


— Son cœur bat normalement et avec plus de vigueur. Il est sauvé, décréta-t-il d’une voix monocorde.
— Bien. Bien… marmonna Aesril en faisant quelques pas pantelants dans la pièce, soufflant dans ses mains pour chasser la nervosité.
— Fin des opérations. Assistant ?


Celui-ci arriva aussitôt dans la pièce, Pantelis lui transmettant les instructions pour ramener le patient à sa chambre, désignant un brancard lévitatif, pendant qu’Aesril commençait déjà à ranger les instruments et à frictionner ses mains sur une pierre d’énergie pour retrouver un peu de forces. Le maître guérisseur ouvrit les fenêtres, laissant passer dans la pièce l’air doux de l’été déjà bien entamé. Ce retour au monde extérieur provoqua un profond soulagement au mage. Lorsque l’assistant eu refermé les portes, Pantelis rejoignit son apprenti en de grandes enjambées pour l’attraper furieusement par les épaules sous son regard abasourdi.


— Plus jamais, vous m’entendez ?! Plus jamais vous ne me faites une frayeur pareille ! Enfin, mais qu’est-ce qui vous a pris ?
— L’organisme du patient se défendait… bredouilla Aesril, sous le choc, hébété par la fatigue et le relâchement de ses nerfs. J’ai dû trouver une autre approche rapidement, décharger plus de magie…
— Oui, eh bien… la prochaine fois, faites ça directement !, rétorqua Pantelis, d’une voix vacillante. Bon sang… Ce n’est pas possible de jouer ainsi avec le feu !


Il quitta la salle en continuant de maudire le mage encore un long moment, à tel point qu’Aesril l’entendit se plaindre bien après qu’il eut quitté les lieux pour rejoindre son bureau dans la pièce attenante. Il observa la salle vide, ses lèvres se tordant dans un rictus avant d’expulser l’air par le nez dans un rire nerveux. Il l’avait fait. Il avait réussi. Pourtant, il peinait à y croire. Et Pantelis avait raison, la situation aurait très bien pu prendre une tournure bien plus dramatique. Il ne s’était pas imaginé que son maître puisse répondre de manière aussi vive le concernant. Avait-il réagi comme ça, car ils auraient pu échouer l’opération ou bien parce qu’Aesril avait mis sa santé en jeu ? Tenait-il à lui, finalement, lui, ce vieux maître aigri qui ne prenait ni la peine de lui répondre quand Aesril le saluait, ni de le remercier, ni de le féliciter, lui qui n’avait jamais rien confié de sa vie privée en près de huit ans de travail conjoint ?


— Sapiarque Aesril ?, demanda une voix hésitante qu’il ne reconnut pas.
Dans l’entrebâillement de la porte se tenait un elfe portant l’uniforme de la Poursuite Divine des jeunes recrues. Aesril fronça les sourcils, surpris.
— Oui ? Que puis-je faire pour vous ?
L’elfe se ragaillardit en comprenant qu’il s’adressait à la bonne personne et fit quelques pas vers lui, sortant un parchemin plié en portefeuille de son plastron.
— Votre maître m’a dit que vous étiez disponible, je me suis donc permis de venir. J’ai… Un message du Commandant Menduil, à votre attention. 
Le mage releva un sourcil avec circonspection.
— Et il passe par vous ? Ce doit être urgent…
Il attrapa la lettre tendue par le messager, décachetant le sceau officiel pour reconnaître aussitôt l’écriture de son père.


— “Le commandant Menduil vous transmet ses aimables salutations et vous félicite pour votre promotion en tant que guérisseur…”. Très original. 
— Je suis confus, j'ai dû me tromper de lettre… 
— Non. C'est bien la bonne, n'ayez crainte. Tout est normal. Je ne m’attendais même pas à un courrier à vrai dire. Passons. J'ai plus important à faire. Vous lui transmettrez les aimables salutations du Sapiarque Aesril, voulez-vous ? Honorables respects, bla, bla… Vous connaissez la suite.
— Vous voulez que je lui écrive une lettre, Sapiarque ?
— Oui. Si toutefois, c’est dans vos cordes. Vous n’aurez qu’à lui dire que cela vient de moi. 
— D’accord. Il en sera fait selon vos ordres, Monsieur.
— Détendez-vous. Je ne suis pas mon père et vous n’êtes pas mon chien. Vous ne me devez rien.
— D… d’accord. Je ne vous importune pas plus longtemps, dans ce cas, balbutia le soldat en s’inclinant avant de prendre la direction de la sortie. Oh… Et toutes mes félicitations, guérisseur Aesril ! Vous devez être fier !, lança-t-il d’un ton débonnaire avant de s’éclipser.


“Fier…”, se répéta-t-il intérieurement, fixant le point où se trouvait le jeune soldat, quelques secondes auparavant. Bien sûr, cela faisait déjà un an qu’Aesril était reconnu comme un véritable guérisseur, même s’il avait encore quelques années à effectuer au service de Pantelis pour prétendre au prestigieux titre de maître. Mais sa promotion était presque passée inaperçue à ses yeux tant il s’était plongé dans le travail. Il avait bien entendu reçu des lettres chaleureuses de sa mère le félicitant et l’enjoignant à revenir passer quelques jours chez eux, mais quand bien même, elle lui manquait terriblement, il n’en avait ni le temps ni le cœur. Il n’aspirait pas à perdre de précieux moments en compagnie de l’indifférence de son père. Point de célébrations, point de festivités n’étaient venues marquer sa vie ces derniers temps, à l’exception des rares dîners auxquels il se pliait à participer, par devoir. Était-il fier de ce qu’il avait accompli ? Une part de lui ne cessait de se dire que ce n’était pas assez. Comme si les paroles de son père s’étaient déguisées de sa propre voix. Au fond, il en était convaincu. Il devait faire plus. Serait-ce suffisant quand il sera devenu Maître ? Il savait déjà que non. 


Il rejoignit la pièce adjacente dans laquelle, Pantelis, assis à son bureau, griffonnait déjà les analyses de son prochain patient. Aesril gagna son bureau sans un mot pour y ranger la lettre de son père qu’il avait repliée, sans remarquer le regard de son maître, dans son dos.


— Vous savez quoi ?
Sa voix le sortit de sa torpeur et il se retourna de moitié. Pantelis poursuivit, concentré sur son travail d’écriture. Il semblait plus détendu qu’auparavant.
— Je crois que nous avons bien mérité un peu de repos. Nous avons travaillé dur ces derniers temps. Un bain, ça vous tente ? 
— … Si ce n’est pas une proposition indécente, oui.
— Toujours le mot pour rire, vous. Fort bien, dans ce cas. Retrouvez-moi aux premières cloches du soir, dans ce cas. Aux bains de l’aile ouest. Inutile de trop vous vêtir.
— Très amusant. À nous deux, nous devrions peut-être monter un spectacle.
— Et laisser mourir quantité de pauvres âmes en perdition ? Vous avez raison, ça me plairait bien.


Il hocha la tête de droite à gauche dans un sourire et battit l’air d’une main désapprobatrice. 


— À tout à l’heure, dans ce cas.


Dernière édition par Général Patafouin le Sam 20 Jan - 20:16, édité 2 fois
Général Patafouin
Général Patafouin
Rédacteur en chef
Enchanté !
Créez votre 1ère fiche de personnage
Oh Capitaine, mon Capitaine
Le MJ et Capitaine du navire ! Trrremblez !
Historien Royal
Publiez 100 messages
Messages : 194
Date d'inscription : 28/03/2022
Localisation : Si je ne suis pas au Couchant, cherchez-moi à la Tombe du Fin-Fond. Chez Madame Caprice, plus précisément.
https://lys-et-serpent.forumactif.com

Chapitre IV - Devenir Maître Empty Re: Chapitre IV - Devenir Maître

Mar 9 Jan - 22:28
Lorsqu’il le rejoignit, Pantelis avait troqué son uniforme contre une tenue civile bien plus excentrique qu’Aesril aurait pu l’imaginer, portant une chemise à jabot et à manches bouffantes et un gilet de satin vert forêt brocardé d’arabesques délicates et fleuries. Il ne put s’empêcher de le dévisager.


— Oh, ne me regardez pas comme ça, je sais ce que vous pensez…
— Il vous arrive vraiment de porter autre chose que votre uniforme ?, se moqua Aesril.
— Figurez-vous que j’ai une garde-robe très remplie, se défendit-il, feignant l’outrage.
— Je vois… Et dans ce panier, qu’y a-t-il ?
— Ça, c’est pour égayer notre soirée dignement, mon jeune disciple. Et oui, je sais aussi m’amuser.


À ces mots, il poussa la porte des bains, laissant échapper un peu de vapeur et ils s’engagèrent dans les lieux, encore baignés des derniers rayons rougeoyants du soleil couchant. Les quelques personnes qui s’y trouvaient tournèrent la tête vers les nouveaux arrivants et Pantelis, indifférent à la bienséance d’usage, les avertit d’une voix forte :


Chapitre IV - Devenir Maître 3JzEE_vTj7ZNK9NCICjxYdpgOB7UWAs_sIT6rhF64sa204aEmZcosZq9frThROigOWJ9bujqvZF3gewSN_T8WEOIuZ1Y7K1dp9KW9ezQNIz1Wu5AM0c1mF770Sh00DrnGoP6Re8NftHQ3tBLkyPNuOK0YpBcnFCeiAnTHEyWtV8voMF7zVRRtuHVwDXwDw


— Dehors ! Les guérisseurs viennent prendre leur bain ! Si vous êtes encore là dans deux minutes, je transforme l’eau en acide !


Sans plus attendre, les quelques baigneurs s’exécutèrent, quittant les bassins, non sans protestations incommodées et rapidement, les lieux furent déserts. Aesril tourna des yeux interloqués vers son maître.


— Vous venez vraiment de les faire quitter les lieux en les menaçant ? Ils ne vous croient tout de même pas capable d’une telle chose ?
— Bien sûr que si, voyons. Le respect par la terreur. Une stratégie tout à fait efficace ! Retenez bien ça. Vous n’avez jamais entendu de rumeurs à mon sujet ?
— Je n’ai que faire des rumeurs.
— Vous devriez. C’est ainsi qu’on me fiche la paix ! Allons profiter de l’eau chaude, nous l’avons bien mérité.


Se dévêtissant, Aesril gagna le bassin en face des grands vitraux donnant sur la baie, la mer scintillant au loin. Le rejoignant, Pantelis soupira en s’immergeant dans l’eau chaude jusqu’à la nuque.
— Ah… Par les dieux, quel bonheur… 


Il sortit du panier deux verres plats en cristal et une bouteille emplie d’un liquide doré.


— Trente ans d’âge. C’est une merveille. Vous aimez le whisky, j’espère ?
— À l’occasion, oui. Je sais apprécier un bon cru.
— À la bonne heure !, se félicita-t-il en servant deux verres. Vous allez voir… Il est d’une onctuosité surprenante.
— Nous fêtons quelque chose ?, demanda-t-il en prenant le verre que lui tendait son maître.
— Outre le fait que vous ayez réussi l’une des opérations les plus risquées que j’aie pu voir ? Au fond, avons-nous vraiment besoin d’une occasion pour passer un bon moment et boire un bon verre ? Je pense qu’on l’a bien mérité.
— Vous voulez rire ? En huit ans, nous n’avons jamais eu le moindre échange informel.
— Vous verrez, quand vous aurez mon âge : huit ans, ça vous semblera bien dérisoire. Le temps passe tellement vite au bout d’un moment… lâcha-t-il soudain songeur.
Aesril prit une gorgée de whisky, un goût d’amande douce lui emplissant la bouche avant de demander :
— Avez-vous eu une autre vie avant le Collège ?
— Si j’ai eu une autre vie ? Bien sûr que non, voyons, je suis né ici !
— Vous savez très bien ce que j’ai voulu dire…
— Bien sûr que j’ai eu une autre vie, assura-t-il en prenant à son tour une gorgée du breuvage. Simplement… Elle me semble bien lointaine aujourd’hui et… petite.
— Tout paraît petit une fois que l’on a été confronté à tout ça, n’est-ce pas ?
— Oui… C’est cela.
— Vous avez été marié ?
— Là, vous êtes indiscret, mon cher apprenti.
— Mes excuses. Je ne pensais pas à mal.
— J’ai été marié, oui. Une fois, ce n’était pas pour moi.
— Comment était-elle ?
— Il. Oh, il était charmant. Romantique. Attentionné. Dévoué… Solaire. Tout ce que je ne suis pas. Au début, ça lui suffisait. Et puis, il a voulu plus… Fonder une famille, ce genre de chose. Que je sois plus présent. Mais moi… Je voulais entrer au Collège. Je lui disais que les deux aspects de ma vie pouvaient coïncider avec ses rêves. Un mensonge. Au fond, je le savais, mais j’avais envie d’y croire. À mesure que le temps passait, j’étais de plus en plus absent et puis, au bout d’un moment, il en a eu assez de m’attendre. Il a pris un amant. Et pour finir, il m’a quitté. Le pire, c’est que sur le moment, je n’en avais cure. Ce n’est qu’au bout de quelques jours, en rentrant dans une maison vide, que je m’en suis rendu compte : le silence. Après cela, rentrer chez moi m’est apparu inutile, douloureux même. Depuis lors, je me dévoue à ma carrière. Elle, elle ne m’a jamais fait défaut et moi non plus. Je pense que c’est bien là la seule chose à laquelle je puisse être loyal.
— Cela ne vous rend pas malheureux ?
— Malheureux ? Diantre, non, plus aujourd’hui. Le temps fait toujours son ouvrage. Même si… En de rares moments où j’ai le temps de respirer, comme celui-ci, sa compagnie me manque… Mais c’est très succinct.


Tous deux mal-à-l’aise, ils déployèrent de grands efforts pour garder leur regard sur la baie. Pantelis chassa sa gêne en reprenant une nouvelle gorgée de whisky et repartit :
— Et vous ? Vous n’aspirez pas à l’harmonieuse vie conjugale ? J’imagine que votre famille doit vous rebattre les oreilles avec cela.
— Je crois qu’ils ont fini par se faire à l’idée que je suis une peine perdue. Non… Non, je me garderais bien de penser entretenir une quelconque relation.
Pantelis hocha la tête lentement, avant de lâcher, au bout de quelques secondes :
— Comment s’appelait-elle ?
— Qui cela ?
— La personne que vous aimiez ?
Aesril prit à son tour une gorgée de whisky.
— … Caelnia. Elle est morte il y a dix ans.
Le maître hocha la tête à nouveau. Un bref regard dans sa direction permit à Aesril de comprendre qu’il s’avait exactement de qui il parlait.
— Vous l’ignorez peut-être, mais elle vous a fait un cadeau inestimable.
— En s’ôtant la vie ?, questionna Aesril, surpris par de tels propos.
— Oui. Elle vous a permis d’être une meilleure version de vous-même. Plus grande.
— Comment pouvez-vous en être sûr ? Certains jours, quand je regarde la personne que j’étais à l’époque… Je ne la reconnais plus. Vous ne croyez pas que l’on perd une part de nous-même dans ces moments-là ?
— Je pense au contraire que l’on en trouve de nouvelles. Pour traverser la vie avec plus de force et de détermination encore. Cette part dont vous parlez, elle est toujours en vous. Simplement, elle ne vous sert pas aujourd’hui. Et c’est bien normal. Sinon, vous seriez comme toutes ces lavettes qui se lamentent sur leur sort. Vous, vous avancez. Croyez-moi, sans personnes comme vous et moi, il n’y aurait pas de guérisseurs dignes de ce nom dans ce monde.
— Vous pensez que j’ai ma place en tant que guérisseur ?
— Franchement, si vous ne le voyez pas, je ne sais pas ce qu’il vous faut. Vous, plus que quiconque dans ce fichu repère de prétentieux, avez votre place ici. Ce que vous avez fait aujourd’hui, c’était digne d’un vrai Maître Guérisseur. Et vous avez su garder votre sang-froid et votre professionnalisme jusqu’au bout. Vous n’avez pas laissé des questionnements inutiles entraver votre jugement. À mes yeux, vous êtes déjà un confrère, Aesril.
Celui-ci souffla l’air, touché et gêné à la fois, esquissant un bref sourire en coin en trempant ses lèvres dans son verre.
— Allons, ne prenez pas la grosse tête pour autant, nous avons encore du travail ces prochains jours. Vous qui vouliez travailler sur les morts, ce sera votre moment.
— Alors trinquons !, lança Aesril en levant son verre en direction de Pantelis. Aux vrais guérisseurs. Et aux morts !
— Aux morts, cher confrère ! Aux morts !


Chapitre IV - Devenir Maître 7cnOSoDsQspTQv3a2KWMEjzjjMhUdWnU_iAWI-OIfV3N8i6e72INrL_zCpL1CEuKjj8My8dj1hT87_E3e3EdWpWtwMxUbZyol386J7AMxPvctpBqNImwVhykmmGq3e9ezp8Mfm4j7aXNYPAdSdspuvIht9MPDXt7Qp6fb9CEGc60Gd59OXyVgwatf2HQOg





Chapitre IV - Devenir Maître 9a694813

Orphan aime ce message

Revenir en haut
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum