L'Ordre des Lys et du Serpent
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.

Aller en bas
Général Patafouin
Général Patafouin
Rédacteur en chef
Enchanté !
Créez votre 1ère fiche de personnage
Oh Capitaine, mon Capitaine
Le MJ et Capitaine du navire ! Trrremblez !
Historien Royal
Publiez 100 messages
Messages : 194
Date d'inscription : 28/03/2022
Localisation : Si je ne suis pas au Couchant, cherchez-moi à la Tombe du Fin-Fond. Chez Madame Caprice, plus précisément.
https://lys-et-serpent.forumactif.com

Chapitre III - Aide-soignant Empty Chapitre III - Aide-soignant

Ven 20 Oct - 19:19
— Maître Pantelis, vous avez encore fait des miracles ! Tout le monde ne parle que de vous, mais désormais, je comprends pourquoi, je ne me suis pas senti aussi bien depuis des années. Comment puis-je vous remercier ?
— Voyons, votre généreuse donation est amplement suffisante. Et vous savez bien que j’ai horreur des fleurs. Elles laissent leur pollen un peu partout, c’est tout bonnement répugnant. 


Le maître guérisseur déposa sans ménagement une pesante bourse remplie d’or sur le bureau de son office avant de tirer un parchemin vierge vers lui et de griffonner à toute vitesse quelques mots sur celui-ci, admirant son œuvre comme s’il s’était agi d’une toile de haute valeur.


— Voici votre ordonnance, n’oubliez pas, vous devez prendre cette solution matin, midi et soir. Allez voir mon assistant, il vous donnera ce qu’il faut.
— Bien ! Hem… Où puis-je le trouver ?
— Sûrement dans la réserve, là où je l’ai assigné… Assistant ?, demanda-t-il en levant le nez en direction de la porte du placard exigu que le Sapiarque qualifiait de “réserve”.
Mais aucun son ne lui parvint. Le Sapiarque sonna alors une cloche, mais nul ne se manifesta. Il effectua un semblant de sourire devant son patient.


— Si vous voulez bien m’excuser…


Il fit alors quelques grands pas sur ses longues jambes pour gagner la réserve, poussant la porte derrière laquelle, dans la pénombre de la pièce seulement éclairée d’une chandelle, un jeune mage aux cheveux blonds cendrés dormait sur l’un des ouvrages les plus épais qu’on eut pu trouver dans toute la bibliothèque du Collège. 


Chapitre III - Aide-soignant F2a8ff10


Maître Pantelis referma vivement la porte derrière lui, dans un claquement sonore qui manqua de souffler la flamme de la pauvre bougie. L’assistant sursauta.


— Ça va ? Vous profitez bien de votre sieste, au moins ?


Aesril battit des paupières en se demandant un instant s’il se trouvait dans un rêve désagréable, mais il comprit bien vite que tout ceci était la froide et morne rugosité du quotidien. 


— Ce livre est interminable, expliqua-t-il.
— Il l’est parce qu’il recense toutes les maladies et syndromes connus ! Et vous n’en êtes qu’à la lettre “D” ? Eh bien, nous sommes loin du compte…
— Oui, j’ai bien cherché, mais le “despotisme” n’est pas classé dans les troubles connus… 
— Vous êtes un comique, vous, hein ? Pourquoi ne pas avoir postulé la Maison des Rêveries ? Vous pourriez y trouver votre compte…
— Très sincèrement, Maître, j’ai l’habitude des nuits blanches, mais cela fait trois nuits de suite, comment comptez-vous que je tienne le coup à ce rythme ?
— Votre corps doit s’habituer à peu, c’est à cela que servent les permanences, rétorqua Maître Pantelis. Vous aurez tout le temps de vous reposer quand vous serez véritablement guérisseur. Vous avez tenu le registre des observations, au moins ?
— Et distribué les remèdes. Et nettoyé vos instruments. Et changé les draps. Et apporté les repas.
Aesril désigna un large carnet, posant sa paume sur l’épaisse couverture de cuir usé.
— Calderion n’aime pas du tout son nouveau régime à base de céréales complètes, par ailleurs. Pas. Du tout. C’était une horreur. Je l’ai consigné là-dedans.


Le guérisseur attrapa le registre et le parcourut tout en marmonnant, ajustant ses petites lunettes sur le bout de son nez anguleux.
— Bien sûr qu’il n’aime pas, c’est bon pour sa santé.
— Dites cela aux draps que j’ai dû apporter au lavoir.
— Oh voyons, vous n’allez pas faire toute une histoire pour un peu de merde de grabataire…
— Je passe mon temps à mettre mes mains dans du sang et des excréments. Ce n’est pas que je n’aime pas faire ça, au fond, c’est une activité tout à fait honorable. Mais si je peux éviter ce genre de situation, je saisirai cette occasion volontiers.


Le Sapiarque ne put s’empêcher de souffler un rire, avant de croiser les bras contre sa poitrine pour se donner davantage de contenance.


— “Une activité honorable”..., répéta-t-il en hochant la tête de droite à gauche. D’accord, très bien, le génie, à quoi vous pensez ?


Aesril leva les yeux vers son maître, dissimulant son sourire derrière une mine sérieuse, trop ravi qu’on lui demande son avis, se penchant un peu plus au-dessus de la table.

Chapitre III - Aide-soignant 8ef17310

— Les patients produisent une charge de travail conséquente durant leur convalescence, certains soins durent plusieurs semaines, voire des mois. Pourquoi ne pas synthétiser les apports nutritionnels nécessaires à leur rétablissement dans une seule et même potion ? Ça nous éviterait d’avoir à gérer autant de manutention et leur système digestif ne s’en porterait que mieux.
— Oh, mais oui ! En voilà une excellente idée !, s'exclama-t-il avec un enthousiasme excessif. Et dites-moi, qui va se charger de mener les expériences alimentaires pour isoler les apports nécessaires ? Effectuer des tests sur des sujets volontaires ?
— N'avons-nous pas des alchimistes qui pourraient travailler sur la question ?, poursuivit Aesril, sans se laisser démonter par l'acerbité du Sapiarque.
— Mais oui ! Demandons à notre grande équipe d'assistants alchimistes ! Et vous savez quoi, c'est une chance que vous soyez alchimiste vous-même… Ah non, c'est vrai, vous êtes enchanteur. Quel dommage que vous n'ayez aucune connaissance en la matière…
— Je pourrais apprendre, dans ce cas. Je pourrais mener les recherches…
— Quand ? Vous ne trouvez même pas le temps de dormir…
— Ah ! Enfin vous y venez !
— Excusez-moi…, fit timidement le patient dans l'encadrement de la porte. Au sujet de mon ordonnance…


Les deux hommes s'interrompirent pour se tourner lentement vers le patient, Maître Pantelis presque contrarié d'avoir été interrompu. Aesril se releva aussitôt dans un mouvement vif, repoussant son tabouret en faisant racler le bois contre la pierre, se dirigeant vers l'homme pour prendre son parchemin.


— Toutes mes excuses, Monsieur. Je vais m'en occuper.


Sous le regard attentif de Maître Pantelis, Aesril se dirigea vers les grandes étagères à tiroirs, chargées de remèdes et de potions, de feuilles, fleurs et tubercules séchés, augmentant d'un geste l'intensité de la flamme de la bougie pour mieux distinguer les caractères penchés lancés précipitamment sur le parchemin par le guérisseur.


— C’est à se demander si vous avez suivi des cours de graphie…, marmonna Aesril en plissant les yeux pour tenter de déchiffrer ses mots.
— Comment ?, s’enquit le Sapiarque avec défiance. J’ai cru entendre des protestations…
— Non, loin de là. Je me demandais simplement si vous vous lanciez le défi de rendre votre écriture plus illisible à chaque fois, répondit le jeune mage en récupérant une poignée de racines qu’il posa sur une balance dont il ajusta de minuscules poids de calibrage.
— Tout comme vous de vous efforcer d’être le plus impertinent à chaque occasion. Sans rire, cela relève du véritable talent, à ce stade, renchérit le Sapiarque sur le même ton, prenant le patient à témoin.


Celui-ci demeura interdit, observant, mal à l’aise, la joute verbale des deux hommes, dansant sur ses pieds. Aesril dissimula le sourire en coin qui vint éclairer son expression. La compagnie du guérisseur et son répondant lui faisaient oublier la pénibilité de son travail et il soupçonnait qu’il en tirait autant de satisfaction que lui-même, car en dépit de ses réponses acérées, il ne le décourageait jamais de poursuivre. 
Le Sapiarque s’était tu et l’observait attentivement déposer les feuilles dans un bocal de verre préalablement aseptisé, écrivant sur un petit bout de parchemin les quantités prescrites par Pantelis, d’une écriture claire et loin des pattes de mouches du guérisseur. Il tendit la fiole au patient, par-dessus la table.


— Voilà pour vous. C’est un traitement pour une quinzaine. Au-delà, si les symptômes persistent, il faudra revenir voir mon honorable Maître, fit Aesril avec le plus grand sérieux.


Le patient les remercia chaleureusement, tout en adressant encore quelques éloges supplémentaires à l’égard du Sapiarque avant de quitter la pièce, laissant les deux mages seuls à seuls. Maître Pantelis laissa un silence planer pendant qu’Aesril s’affairait déjà à mettre un peu d’ordre sur la table des préparations, tout à sa concentration. Le guérisseur lâcha finalement :


— Eh bien, ce n’est pas mal du tout, vous avez retenu mes préceptes. Vous faites un très bon préparateur. Quel dommage que vous ayez confondu les feuilles d’hydraste avec celles d’aconit… Ce patient risque de ne pas apprécier. Et dire qu’il a le foie si fragile…
— Quoi ?!, s’exclama Aesril en relevant vivement la tête. Mais… J’étais pourtant certain de… 


Il s’avança vers les étagères, répétant ses gestes, ouvrant les tiroirs pour en vérifier le contenu.
— Non… Non, je suis persuadé que je lui ai donné les bonnes, je… Et vous le laissez partir avec du poison ?!, s’époustoufla le mage, son visage perdant peu à peu de ses couleurs. Il faut le rattraper !
— Du calme, du calme ! Haha, oh, vous devriez vous détendre, vous êtes vraiment très zélé ! Cela dit, c’est amusant… Oh, ne faites pas cette tête, je plaisantais. Vous retenez tout trop vite, vous me gâchez le plaisir de vous voir échouer lamentablement.


Le visage d’Aesril s’affaissa de dépit en constatant qu’il était à nouveau victime des plaisanteries douteuses de son maître et il leva les yeux au ciel en reprenant son rangement.


— Je vois… Très amusant. Si vous trouvez que je suis si doué, pourquoi ne puis-je pas vous assister durant vos consultations ?
— Vous êtes un bon préparateur et une formidable aide-ménagère pour le moment, Aesril. Mais du reste, vous devez observer. Observer, répéta le Sapiarque en détachant chaque syllabe. Il n’y a qu’ainsi que vous pourrez apprendre. Et bien sûr, vous devez connaître le livre par cœur.
— Bien sûr…, marmonna Aesril.
— Si vous vous mettez dans tous ces états pour une simple potentielle erreur de préparation, croyez-moi, vous n’êtes pas prêt. 
— Nous avons la vie de personnes entre nos mains… Cela ne vous fait rien ?, s’étonna le jeune mage.
— Notre rôle est de les soigner. Plus vous prendrez de la distance avec les enjeux et plus vous serez compétent. Gardez la tête froide et tout se passera bien. Compris ?
— … Et comment suis-je censé faire ?
— C’est pour cela que vous allez observer mon cher apprenti. Vous verrez bien. Allez, à présent, il est l’heure de distribuer les rations de remèdes à nos patients. Ne traînez pas, vous avez tout un étage à visiter. Je vous ai mis la liste des patients et leurs pathologies associées. Du vent, maintenant, vous ne vous êtes que trop reposé !


Aesril souffla l’air par le nez dans un rire las et vérifia une nouvelle fois les remèdes qu’il avait préalablement préparés sur un plateau de métal sur lequel il avait apposé un enchantement de lévitation.


Parcourant à nouveau les vastes couloirs de l’aile destinée aux guérisseurs, le jeune mage savait qu’un long travail l’attendait. Veiller les convalescents et subvenir à leurs besoins était éreintant. Certains étaient capricieux, d’autres particulièrement douillets. Maître Pantelis l’avait autorisé à changer les pansements des patients, à leur administrer les traitements et à effectuer des prélèvements, ce qui revenait en somme à collecter une série de fluides corporels de toute sorte dans des petits bocaux stérilisés. L’une des premières leçons de Maître Pantelis fut d’ailleurs de lui expliquer les raisons de tant de précautions et son usage quasi permanent de l’alcool pur, lorsqu’il avait surpris Aesril en train de grimacer en lui tendant un bocal rempli d’une urine foncée et particulièrement malodorante.


“Oh, vous pouvez faire votre duchesse éffarouchée ! C’est une réaction tout à fait instinctive. Ouvrez grand vos oreilles, parce que je ne le répéterai pas…” – Ce qui était vrai, car Maître Pantelis ne répétait jamais le moindre des enseignements qu’il lui dispensait. – “Les fluides sont sales. Tout ce qui est passé dans votre corps est impur, porteur de maladies. Tout ce qui a touché un fluide doit obligatoirement être nettoyé à l’alcool le plus pur que vous pourrez trouver. On a dû en faire des expériences sur… des sujets volontaires pour en arriver à cette conclusion... Mais depuis lors, nos risques d’infection ont été drastiquement réduits. Cela vaut pour vous aussi, d’ailleurs. Vous désinfecter à l’alcool vous prémunira d’attraper toutes ces cochonneries que véhiculent nos patients. Enfin… Vous pourriez tout aussi bien mettre un sort qui reproduise les effets de l’alcool sur un de vos cailloux, vu que c’est votre solution à tout. Ça marcherait tout aussi bien. D’ailleurs, enchantez-m’en un aussi. Tout cet alcool est en train de m’attaquer la peau et j’ai de trop belles mains pour les laisser dépérir de la sorte.”


Aesril avait pensivement fait glisser ses doigts sur une gemme lisse et ronde, avant qu’une question ne lui brûle les lèvres. Il comprenait que les maladies se servaient des fluides pour se diriger dans le corps, à la manière d’un navire sur les flots, mais alors n’avait-on encore jamais trouvé le moyen de les révéler à l’œil nu ?


“Si vous y arrivez un jour, faites-moi signe, on vous nommera guérisseur de l’année !”, avait répondu Maître Pantelis, goguenard. “Non, sincèrement, certains prétendent que les maladies sont des mauvais esprits, la Sapiarque Dreveyn, le maintient, d’ailleurs, prétendant que l’ail n’a pas des vertus purifiantes pour rien. Je vous jure, cette femme a une vision si populaire des choses… Après tout, pourquoi pas, mais cela signifierait qu’un prêtre serait tout aussi à même que nous de faire notre métier. Et n’allons pas nous mentir, les hommes et femmes des dieux sont bien en deçà de nos capacités ! Je vais vous dire…”, avait-il commencé sur le ton de la confidence. “J’emmerde les dieux. Ils sont là pour nous rappeler ne pas être trop ambitieux. Pfeuh… Si j’étais si invincible, je ne serais pas si craintif des petites fourmis que j’ai créés. Nous pouvons faire mieux qu’eux, c’est certain. Un jour, nous aurons le fin mot de cette histoire de maladie.”


Tout cela avait laissé le jeune mage songeur et plus encore : cela l’avait empli d’enthousiasme. Il y avait encore tant de choses à découvrir dans le domaine de la guérison. Et peu de choses emplissaient plus de joie le cœur d’un homme comme Aesril que la perspective de nouvelles terres de savoir encore vierges et attendant d’être conquises.


Mais il apprit aussi bien vite qu’une grande part de son métier avait un aspect plus social qu’il ne l’avait supposé. Lui qui était déterminé à s’isoler dans de nouvelles études prenantes, il n’avait pas songé qu’il serait si souvent en contact avec le patient et que celui-ci serait en mesure de chercher à communiquer avec lui. Au début, il en vint presque à regretter la présence calme et reposante des cadavres de la morgue personnelle de Pantelis. Après des semaines à s’isoler, sans adresser la parole à quiconque, hormis pour obtenir ce qu’il demandait, il rechignait à aller à la rencontre des convalescents pour échanger des banalités. Malgré tout, au fur et à mesure, cela devint comme un rendez-vous qu’il attendait, presque avec impatience, s’enquérant chaque jour de l’état des patients comme s’ils devenaient les siens, admirant les bienfaits du travail de son maître sur leur organisme. Il avait même ses petits préférés. D’une certaine manière, Aesril avait le sentiment que les patients le ramenaient quelque peu dans le monde des vivants.


— Alors, seigneur Brenweld, comment allez-vous, ce matin ?, lança-t-il en entrant dans la petite chambre privée dans laquelle la lumière du printemps encore naissant venait se refléter sur les murs de marbre blanc. 
— Ma foi, beaucoup mieux ! J’aurai le droit de sortir bientôt ?
— Ce sera à mon maître d’en décider, j’en ai peur.
— Oh, allons… Vous ne pouvez pas lui dire que je vais beaucoup mieux ?
— Je pourrais… Mais ce serait mieux si c’était la vérité, vous ne croyez pas ?
— Vous ne lâchez jamais rien vous ! Aesril l’Inflexible, voilà comment je devrais vous appeler !
— Voilà qui est terrifiant. Je me présenterai comme ça auprès de mes ennemis, le jour où je serai un tueur sanguinaire, répondit Aesril sans chercher à dissimuler son amusement. Mais dites-moi, est-ce qu’une personne aussi cruelle que moi ferait cela ?, demanda-t-il en posant sur le chevet de son patient une assiette surmontée d’un couvercle.
Celui-ci fit passer successivement son regard curieux de l’assistant au plat. 
— … C’est un tartare de saumon ?
— Le plus frais que j’aie pu trouver.
— Comment vous avez convaincu la “grande branche” de me donner du poisson cru ?
— Vos résultats étaient meilleurs ces derniers jours. Et on a pensé que vous auriez besoin d’un peu de courage avant le grand jour.


L’homme le regarda, déconcerté. Le fameux “Seigneur Brenweld” n’était autre qu’un botaniste de cent soixante-dix ans et quelques poussières, issu d’une famille modeste, prenant soin d’un petit lopin de terre au sud de Lillandril. Il avait travaillé dur toute sa vie durant, maintenant sa famille à l’abri du besoin. Il n’avait atterri aux prestigieuses salles de soin du Collège que grâce à l’exceptionnelle rareté de sa maladie qui en faisait un parfait cas d’étude sur lequel Maître Pantelis s’était empressé de resserrer ses griffes. Entre ce patient et Aesril, c’était devenu un jeu depuis son arrivée que de prétendre que Brenweld était un noble seigneur, celui-ci expliquant qu’il n’avait jamais eu la chance de loger dans un lieu si confortable jusqu’à lors et, ironie du sort, qu’il avait fallu que son système immunitaire défaille pour avoir droit à un lit si confortable. Brenweld en riait souvent, de bon cœur et Aesril avait plaisir à trouver en ces lieux la bonhomie simple d’une personne ordinaire. Maître Pantelis n’avait pas dit un mot au sujet de la relation cordiale qu’Aesril entretenait avec ce patient, cependant, les mots étaient superflus : le jeune mage sentait bien que le Sapiarque désapprouvait en silence. Et c'est ce qui l'inquiétait d'autant plus : Maître Pantelis n'avait pas pour habitude de garder une critique bien croustillante pour lui. Mais Aesril ne chercha pas à en savoir plus. Il s’imaginait très bien les remarques acerbes de son maître qui devaient traverser son esprit.


—Le grand jour ?, répéta le patient, soudain plus fébrile. Alors ça y est, c’est décidé ?


Aesril hocha la tête, dans un sourire confiant.


— Oui. Maître Pantelis dit que tout est prêt, vous y compris. Je transmets vos dernières analyses ce matin et nous pourrons vous opérer.
— Je suis pas très à l’aise avec l’idée qu’on m’ouvre comme un cochon…, grommela Brenweld.


Aesril pinça les lèvres dans une expression compatissante.


— Ne vous en faites pas. J’ai vu mon maître travailler, il est d’une grande précision et à ce moment-là, nous en saurons plus pour vous soigner.
— Ce sera douloureux ?
—  Nous allons vous plonger dans un sommeil artificiel grâce à un sort. Vous ne sentirez rien du tout.
— Et… C’est dangereux ?
— Toute opération comporte un risque, la vôtre se rapproche d’artères très fines et d’organes fragiles, ce qui augmente le risque, expliqua Aesril avec honnêteté. Mais ce n’est pas plus dangereux que de rester ainsi. Plus vite nous vous aurons opéré et mieux vous irez.
— Vous êtes sûrs de ça ?


Le mage demeura muet quelques instants.


— Je ne suis pas le guérisseur, ici, vous savez. Seulement l’assistant. J’apprends, moi aussi.
— Oh allons, votre maître vous aura sûrement expliqué…, insista Brenweld


Le souvenir de Pantelis lui exposant sa procédure concernant ce patient lui revint aussitôt en mémoire. Aesril s’était juré de ne jamais en faire mention devant le principal intéressé. Cela aurait découragé n’importe qui.


“Son cas est désespéré pour tous mes confrères et consœurs, oui. Mais pas pour moi ! Nos analyses ont clairement démontré que le sang de notre patient ne présentait pas la même richesse de particules : la magie ne réagit pas de la même manière à celui-ci. J’ai déjà opéré un cadavre, suites de violentes infections que son corps ne parvenait pas à combattre et sa rate était très petite par rapport aux autres, difforme. Je suis sûr que le lien est évident, il faut que l’on essaye, j’ai besoin de voir sa rate et après, j’étayerai mon diagnostic. Il faut donc qu’on l’opère. Bien sûr, si ma théorie est invalidée et qu’un autre organe est défectueux, il faudra lui faire subir d’autres analyses. Cela pourrait nous prendre encore quelques semaines, voire des mois… Mais personne ici ne peut prétendre à des meilleurs résultats, alors, il attendra !”


Aesril avait alors émis le doute que l’organisme du patient ne tienne pas aussi longtemps, timidement, car il était conscient qu'il n'était pas en mesure de débattre réellement de la question, au vu de son manque de connaissances. Mais Pantelis l'avait regardé avec intérêt apparent, avant de lui répondre aussitôt.
“C’est une possibilité, oui. Il est si faible qu’un rien pourrait avoir raison de lui. Heureusement que nous avons éradiqué les virus les plus communs que la plupart des humains s’échangent plus vite qu’une poignée d’or, sinon il ne serait déjà plus de ce monde. L’opération ne sera pas pour l’aider. Cela dit, ce n’est pas comme s’il avait le choix. Personne ici ne peut faire mieux que moi. Et cela, à des lieues à la ronde. Sinon, il ne serait pas là.”


Le seigneur Brenweld continuait de dévisager Aesril qui cherchait une réponse. Le mage finit par lâcher, redressant le buste pour se donner plus de contenance.


— Maître Pantelis sait ce qu’il fait. Ce n’est pas plus dangereux que de ne rien faire, conclut-il en tendant la main pour récupérer la grande carafe d’eau vide pour la remplacer par une autre.


Il se figea lorsque la main amaigrie de Brenweld attrapa désespérément son poignet, et quand il tourna son regard vers le sien, il fut saisi par l’expression de pure frayeur qui animait les yeux d’ordinaire si vaillants de son patient.


— Le laissez pas m’opérer, Aesril. Je suis trop vieux pour ça… Vous-même, vous savez pas si ça résoudra le problème.


Aesril fronça les sourcils, le dévisageant, en pleine réflexion. Les mots de Pantelis revenaient se heurter dans sa mémoire. Pas de sentiments. Pas d’empathie. Mais il balaya ces propos en songeant à Caelnia. Ce regard, il l’avait vu dans ses yeux. En cet instant, le moral du patient était le plus important.


— Vous n’allez pas mourir, Brenweld. D’ailleurs, vous devriez commencer à préparer vos affaires. Je vous ai trop vu ici. Dans quelques jours, vous allez pouvoir humer vos fichues fleurs et retrouver votre belle et grande famille pour dire à quel point vous êtes fier de votre fille qui se marie. Vous vous rendez compte ? Vous êtes là depuis si longtemps que je connais toute votre vie. C’est intolérable ! J’ai d’autres patients à aller voir, vous savez, il faut bien que je m’occupe d’eux aussi.


Brenweld se mit à rire, avant d’être rattrapé par une toux violente.


— Je rêve ou… vous me mettez à la porte ?
— Peut-être bien. Vous êtes en trop bonne santé pour rester ici, de toute façon. C’est vous-même qui me faites toute une histoire pour que je vous laisse descendre aux jardins.
— Vous êtes un sacré personnage, vous !, s’esclaffa l’homme, entre deux quintes de toux.


Dans les couloirs, une petite cloche résonna, faisant se tendre les épaules du mage à leur paroxysme, aussi bien que s’il avait reçu une décharge d’électricité. Il était déjà bien tard et il n’avait pas eu le temps de voir tous les patients. Pantelis allait certainement l’assassiner. Il attrapa aussitôt un parchemin qu’il déposa sur le chevet du patient, prestement.


Chapitre III - Aide-soignant Aa355510

— Je dois y aller. Signez cette décharge, je viendrai la récupérer dès que vous serez prêt et nous pourrons commencer les soins. Bonne journée Seigneur Brenweld.


Le sourire de Brenweld s’effaça de moitié en voyant le parchemin, mais il salua Aesril dans toute sa chaleur habituelle.


— Je vous attends pour le dîner !


Aesril referma la porte derrière lui et manqua de s’écraser contre le torse de Pantelis alors qu’il se retournait pour prendre la direction opposée. Il le dévisagea, décontenancé.


— Feyr’n, mais… Qu’est-ce que vous faites là ?
— Et vous ? Vous n’êtes pas censé être au laboratoire ? Je vous attends depuis cinq bonnes minutes… Sept si on compte le temps que j’ai mis à monter jusqu’ici !
— Je n’ai pas terminé de voir tous les patients.
— Comment ? Combien vous en reste-t-il à voir ?
— Quatre.
— Quatre ?! Par les dieux, vous êtes d’une lenteur ! Qu’y a-t-il de compliqué à servir un repas, administrer les remèdes, rapporter vos observations et changer les draps ?
— Je ne peux tout de même pas faire comme si les patients n’existaient pas, si ?
— … Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Les patients me parlent, vous savez ? Rien que pour me saluer.
— Et alors ? Vous ne pouvez pas parler et travailler en même temps ? Est-ce que vos yeux s’arrêtent de cligner quand vous ouvrez la bouche ?
— … Certains ont besoin de parler. Le moral est nécessaire à leur rétablissement. Que voulez-vous ? Que je les traite comme des vulgaires chiens ?
— Je veux que vous cessiez d’agir comme un aide-soignant et que vous vous comportiez comme un guérisseur !
— Mais c’est vous-même qui passez votre temps à me traiter d’assistant !
— Parce que c’est ce tout ce à quoi vous pouvez prétendre, pour le moment ! Vous n’avez pas l’apanage d’un vrai guérisseur. Pas encore. Vous allez devoir vous endurcir, mon garçon ! Votre jeune âge ne sera pas toujours un prétexte pour excuser cela !
— Je vous demande pardon ?, siffla Aesril, toisant son maître avec défi, levant le menton.
— … Bien. Je crois que vous avez besoin d’une pause. Prenez votre après-midi, je prends la suite. Profitez-en pour dormir. Essence de…
— … Belladone et valériane. Je sais. Merci Maître.


Il tourna les talons sans demander son reste, marchant à grands pas vers les dortoirs tout en écumant son irritation. Il ne pouvait pas dire que Maître Pantelis l’avait toujours traité comme son égal, il passait son temps à lui rappeler qu’il n’était qu’un enchanteur, un assistant, un inculte du domaine médical, mais lui, au moins n’avait jamais usé de son âge pour prendre l’ascendant sur lui et diminuer son avis. Jusqu’à lors, il avait débattu avec lui, sur n’importe quel sujet, sans chercher à couper court à la discussion par un quelconque raccourci ou prétexte qui lui aurait permis de clore l’échange et d’avoir le dernier mot. Aesril lui avait accordé une profonde estime pour cela.
Mais aujourd’hui, Pantelis n’avait pas échappé à la règle et l’avait ramené au sempiternel sujet de son âge. Le mage songeait que les puissants s’en arrangeaient bien. Tantôt l’âge ne comptait pas – si cela devait servir la situation –, tantôt il était trop jeune pour prétendre savoir quoi que ce soit, tantôt trop vieux pour réussir sa vie. Il passait son temps à se demander quand avait été le moment idéal pour exister. Était-il déjà passé ? Serait-il un jour considéré ? Viendrait-il un moment où nul ne verrait plus un chiffre, mais ce qu’il était vraiment ? Le plus difficile parmi toutes ces réalisations était que tout ceci était précisément ce qui l’avait conduit à faire l’erreur de jouer au jeu de Larnatillë, quelques années auparavant. Elle, en revanche semblait avoir pleinement compris son impétueux désir de reconnaissance, d’être pris au sérieux et, en lui faisant miroiter que sa jeunesse ne diminuait pas ses compétences, il s’était bêtement laissé séduire. Aujourd’hui, il ne savait même plus ce que cette femme pensait vraiment, sous ses incessantes manipulations. Elle pouvait tout aussi bien lui avoir dit ce qu’il voulait entendre.
Outre cela, Aesril ne pouvait se résoudre à donner raison à Pantelis. Il comprenait bien sûr pourquoi celui-ci en venait à un tel raisonnement, mais il était convaincu qu’il pouvait accorder du temps à chaque patient tout en demeurant professionnel. À présent qu’il était en contact avec les patients, il comprenait qu’une part de leur thérapie ici consistait à parler de ce qu’ils ressentaient. Et si Aesril ne se sentait pas particulièrement à l’aise avec cela, il se savait doué pour écouter. Les patients appréciaient son calme à toute épreuve et lui témoignaient souvent combien il leur était agréable que rien ne semblât jamais perturber ce jeune homme à la si bonne éducation. Malgré tout, les petites voix continuaient de lui murmurer les âpres leçons qu’il avait reçues. “Ne t’attache pas.”, “Ne montre pas de vulnérabilité.”, “Ne révèle jamais tes émotions.”, “Ne t’implique pas dans ce qui ne te concerne pas.”. Était-ce cela que voulait lui dire Pantelis ? Était-il en train d’oublier les limites de son implication ?


Trop fourbu pour penser davantage, les paroles et les maux se mélangeant dans son esprit, il gagna les étages supérieurs, ravalant son amertume, décida d’aller dormir pour finalement bifurquer vers les bains. La chaleur enveloppante de l’eau semblait l’appeler. Il comptait bien y faire fondre ses problèmes. Il n’était même plus capable de se remémorer à quand remontait la dernière fois qu’il était allé nager. Les beaux jours avaient refait leur apparition depuis bien des mois déjà, mais il n’avait pas approché la mer. Cela lui manquait.
Il eut l’agréable surprise de trouver les lieux déserts dans cette partie du Collège. La plupart des érudits devaient déjà s’être rendus au réfectoire. C’est avec bonheur qu’il ôta son uniforme blanc, ainsi que le reste de ses vêtements, ses doigts, défaisant avec peu d’habileté les nombreux boutons qui ceignaient sa tenue. Il gagna le couloir d’ablutions où il frotta scrupuleusement chaque partie de son corps qui le contraignait malgré tout à des mouvements lents, ses paupières se fermant alors qu’il passait le pain de savon le long de ses bras. Ce ne fut que lorsqu’un frisson le parcourut que cela lui donna suffisamment de courage pour se rincer et gagner le grand bassin dont la vapeur s’élevait doucement, révélée par un rai de lumière qui s’infiltrait par un des minuscules vitraux de la pièce, des bougies dont le feu bleu les consumait très lentement nimbant les lieux d’une lueur douce et mystique.
Il se laissa fondre dans l’eau qui lui saisit la peau avec une douce vivacité, à la manière d’une nymphe resserrant ses bras autour de lui dans une étreinte passionnée. Il soupira profondément, s’offrant aux bras de cette amante sans la moindre protestation, calant sa nuque contre la pierre humide du bassin, écoutant le léger clapotis de l’eau que son arrivée avait soulevé. Les oreilles bourdonnantes, chacun de ses muscles se détendait peu à peu, ses mains, ses bras, ses épaules, sa nuque, sa mâchoire et l’espace d’un instant, il eut l’impression que l’eau plongeait l’entièreté de son corps dans une exquise léthargie…


— Veleleyn drey ! Bon sang, tout va bien ?!


Abominable sensation. Son dos avait râpé contre la pierre froide alors qu’on le tirait vigoureusement hors du bain. Il sentit la magie s’insinuer en lui et comprimer violemment sa cage thoracique. Les mots du livre revinrent subitement s’imprimer devant sa rétine. “L’eau a une conduction thermique vingt-cinq fois plus importante que l’air. Pour réguler la température centrale, les vaisseaux sanguins de la peau se contractent violemment. Le cerveau ne peut plus être aussi bien irrigué.” Il était frigorifié en entrant dans le bain. Les changements de température soudain ont un effet sur la pression artérielle. Le choc thermique combiné à la fatigue avaient provoqué un malaise. Il cracha de l’eau. Ouvrit péniblement les yeux.


— Ça va…, parvint-il à articuler en plissant les paupières. Archeon ? Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je viens toujours de ce côté du Collège pour prendre un bain, il n’y a jamais personne. 
— Je suis chanceux. Je me suis évanoui, c’est ça ?
— Il semblerait. Ça aurait été une mort plutôt idiote…
— Je ne te le fais pas dire… toussa le mage en se redressant de côté, attrapant une serviette pour éponger ses cheveux avant de l’enrouler autour de sa taille. J’aurais mieux fait d’aller me coucher.
— Je crois que le mot que tu cherches, c’est merci.
Le mage haussa les sourcils. 
— Tu me laisses deux minutes, le temps que je retrouve un minimum de dignité ?
— Où tu étais passé tout ce temps ? Personne ne t’a vu à la cérémonie.
— … Je ne pouvais pas aller à la cérémonie, Archeon, finit-il par répondre, surpris par la soudaineté de la question.
— Pourquoi ?


Aesril leva des yeux profondément indisposés vers l’elfe.


— Tu me poses vraiment cette question ? Je ne pouvais pas, voilà tout. C’était au-dessus de mes forces.
— Pourtant, tu continues de vivre ta vie, tranquillement. Bravo pour ta belle promotion, par ailleurs. Le conseil te mange dans la main…
— Tu viens vraiment me sauver la vie pour m’agresser deux minutes après ? Bon sang… J’avance, Archeon. J’avance, c’est tout ce qu’il y a à faire.
— Tu méritais pas l’amour qu’elle te portait, cracha finalement l’elfe.
Aesril le toisa de haut en bas, dépité, ravalant la colère que de tels propos lui inspiraient. Archeon n’avait jamais vraiment aimé Aesril. Celui-ci avait supposé de la jalousie, mais n’avait jamais véritablement creusé le sujet. À la vérité, il se moquait éperdument de cet individu. En cet instant, il le trouvait seulement pitoyable.
— Rien n’est juste. Fiche-toi ça dans le crâne.


Il se remit péniblement sur ses jambes, chancelant, les oreilles bourdonnantes. Il avait impérieusement besoin de dormir.


— Merci, lâcha-t-il sobrement, avant de prendre la direction de la sortie.


Il eut tout juste le temps d’entendre une insulte siffler entre les lèvres d’Archeon et rebondir contre les murs des bains. Il se dit que, résolument, le diagnostic de Pantelis avait encore visé juste : il devait aller dormir. Dans son lit, de préférence.


Il ne se vit même pas regagner sa chambre et s’écrouler sur son lit. L’échange avec Archeon ressemblait plus à un mauvais rêve dans sa mémoire. Il fut tiré hors de son sommeil par la petite gemme enchantée qu’il gardait toujours sur lui, vibrant et chauffant à l’intérieur de sa poche, émettant un désagréable son strident, lui signifiant que son maître l’attendait. Le soleil venait de se coucher derrière la mer. Dormir lui avait fait un bien fou. C’était bien entendu toujours trop peu de sommeil, mais cela avait suffi à lui éclaircir les idées. Il se sentait capable de reprendre le travail. Il passa son uniforme, s’assurant qu’il ne s’y trouvait aucun faux-pli, aucune tâche, glissa sa gemme désinfectante dans une de ses poches intérieures et quitta sa chambre à pas vifs, descendant les escaliers jusqu’aux salles de soin, prêt à reprendre son service. Fidèle au poste, Pantelis se trouvait dans son laboratoire, un tablier de cuir par-dessus son uniforme, il déposait quelques gouttes d’essence dans une solution à l’aide d’une pipette. Sans même relever les yeux, il lança :


— Bien dormi ?
— Bien, répondit Aesril en se dirigeant vers le registre. Tout s’est bien passé ?
— Je savais que vous auriez besoin de sommeil, s’enorgueillit le guérisseur. Ne vous en faites pas, je vous ai laissé du travail.
— Vous êtes trop bon… J’imagine que je dois administrer les traitements du soir ?
— Le sommeil vous a fait du bien, dites-moi !
— Compris, souffla Aesril en soufflant un rire las.


Il gagna alors sans plus attendre la réserve, prépara son plateau de remède, passa aux cuisines récupérer les repas et gagna les chambres, commençant par les patients qu’il n’avait pas eu le temps de voir durant la matinée. Cette fois-ci, il s’efforça de moins rebondir aux conversations, relevant les analyses et changeant les draps, il aidait les convalescents à faire leur toilette du soir et repartait aussitôt.


— S’il pouvait y avoir un enchantement pour me laver les yeux de tout ce que je vois, ce serait formidable… plaisanta-t-il pour lui-même, tandis qu’il arpentait les couloirs jusqu’à la dernière chambre.


Lorsqu’il passa la porte, il fut surpris de trouver la pièce plongée dans l’obscurité.


— Brenweld ?, appela-t-il, tandis qu’il lançait un sort pour allumer la bougie.


Mais aucune réponse ne lui parvint. Alors que ses yeux commençaient à distinguer les formes, il réalisa que le lit était vide, les draps ouverts, comme si Brenweld était parti précipitamment. Nulle trace non plus de ses affaires. Le regard d’Aesril fut capté par le parchemin de décharge, posé sur son chevet, dernière relique de sa présence ici. En s’approchant, il remarqua qu’en lieu et place de sa signature, le patient avait griffonné quelques mots au bas du parchemin. Le sang d’Aesril se glaça. La scène ne lui rappelait que trop bien un autre événement de sa vie. Fébrilement, il tendit les doigts vers le parchemin.
Aesril, j’espère que vous trouverez cette lettre,
Je suis navré de vous l’annoncer ainsi, je voulais vous le dire en personne, mais votre maître m’a fait savoir que vous aviez pris un temps de repos. Vous avez bien fait, vous travaillez dur. Je pense que vous avez de l’avenir dans ce métier. Vous êtes quelqu’un de bien. Mais tous ces traitements sont trop durs à vivre, j’en ai peur. J’ai déjà subi tellement d’opérations, de la part de vos confrères, des opérations qui m’ont seulement affaibli, je n’ai pas le courage de traverser cela encore une fois sans être sûr du résultat. Je préfère passer le peu de temps qu’il me reste avec ma famille et mes fleurs. Ce sont peut-être les paroles d’un lâche, mais je ne peux m’y résoudre. J’espère que vous comprenez.
Prenez soin de vous. Devenez un grand guérisseur, vous avez la vie devant vous.
Bien à vous,
Brenweld


Le mage redressa subitement la tête comme s’il avait mal cherché et que Brenweld se trouvait encore dans la pièce, puis il laissa le plateau sur le lit et s’engouffra dans les couloirs, les arpentant à grands pas, passant son visage devant les vitraux pour tenter de distinguer le patient derrière le voile épais de la nuit. Enfin, il dévala les marches jusqu’au bureau de Pantelis, ouvrant la porte sans ménagement. Celui-ci manqua de sursauter.


— Par tous les dieux, mais qu’est-ce que…
— Où est-il ?, demanda aussitôt Aesril.
— Où est… Quoi ?, répéta le guérisseur, perplexe.
— Brenweld, chambre six-cent vingt-deux. Vous l’avez vu ? 
— La déficience du système immunitaire ? Il vous cherchait cet après-midi.
— Il est parti !, révéla le mage en brandissant le parchemin. Il est parti sans signer le registre.
— Et sans me remercier pour mes soins ? Voilà qui est fort impoli pour quelqu’un qui logeait ici gratuitement.


Aesril baissa le bras, éberlué, observant le Sapiarque revenir à ses activités avec un détachement déconcertant.


— Et c’est tout ce que cela vous fait ? Il va mourir s’il ne reçoit pas nos soins ! C’est sa dernière chance ! Il pourrait encore passer une cinquantaine d’années au moins auprès de sa famille si vos théories se vérifient, et elles se vérifient toujours ! Je sais que votre solution est la bonne.
— Écoutez…, commença Pantelis en relevant crânement les yeux de son ouvrage. Bien sûr, je suis contrarié qu’un sujet d’expérience aussi intéressant soit parti, mais s’il ne signe pas cette décharge, on ne peut pas le retenir de force. Je me suis penché sur la question, vous savez, et les autorités pourraient nous causer des problèmes, même sur un patient issu d’une caste aussi basse… Ils sont intransigeants avec les habitants de l’Archipel. Croyez-moi, mieux vaut un peu de paperasse que des magistrats en colère, on a mieux à faire.
— C’est cela qui vous préoccupe ? Maître, je sais comment vous pensez, mais tout de même ! Cela… Cela revient à se suicider, cette homme refuse les soins ! On ne peut pas le laisser mourir ! Il ne peut pas refuser les soins ! 
— Techniquement, si, il le peut. Que voulez-vous, le poursuivre et l’attacher à son lit ? Aller le voir et le supplier à genoux ?, questionna Pantelis qui semblait cette fois-ci interloqué par le comportement inhabituel de son apprenti. 
Il ne l’avait encore jamais vu perdre ses moyens de la sorte.
— Bien sûr que non…, protesta Aesril.
— Bien sûr que non, parce que ce serait absurde, compléta le Sapiarque. Et vous le savez très bien. Alors qu’est-ce qu’il vous arrive ? 
— Les patients ne devraient pas avoir le droit de choisir. Est-ce que ce sont eux les experts ? Ont-ils étudié durant des années pour connaître le fonctionnement d’un organisme si complexe qui anime nos muscles, fait battre notre cœur, fonctionner notre cerveau ? Ils abandonnent, alors qu’ils pourraient persévérer ! Et nous, nous nous battons pour qu’ils vivent, nous nous dévouons corps et âme, jusqu’à oublier de manger et de dormir ! À quoi bon, s’ils se moquent de notre travail ? Je n’arrive pas à croire que ce patient nous ait fait perdre notre temps, de la sorte !


Chapitre III - Aide-soignant De76dd10


— D’accord… commença prudemment Maître Pantelis en reposant ses instruments sur la table, avant de prendre une profonde inspiration. Je conçois que ce soit agaçant : la plupart des gens ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, c’est vrai. La plupart d’entre eux sont stupides, c’est vrai aussi. C’est une des premières réalisations que j’ai faites et bon sang, que c’est éreintant de devoir penser pour les autres ! Je ne vais pas vous servir les boniments que l’on sort habituellement, concernant notre métier : “Le libre-arbitre et le respect du patient sont tout aussi importants que les soins que nous lui accordons, nous ne sommes que des accompagnateurs et des aides sur le grand chemin de la vie, bla, bla, bla…”. Tout ça, ce sont des belles paroles qui ne nous avancent pas davantage. Et vous vous avez mis le doigt sur un point crucial. Notre métier nécessite de tout faire pour maintenir des idiots en vie le plus longtemps possible. Nous mettons notre intellect supérieur au service de personnes qui pensent que nous pouvons tout régler en un claquement de doigts, attendent que nous les sauvions de tous leurs malheurs et repartent pour nous oublier aussitôt, revenant à leur pitoyable existence, mangeant, buvant, dormant, déféquant sans jamais se demander ce qui rend possible toutes ces actions si simples. Nous ne sommes jamais des héros. Pas de ceux qui trucident des ennemis sur le champ de bataille. Néanmoins, on attend de nous que nous soyons inébranlables, imperturbables. Alors, je vous pose la question : pourquoi vous mettre dans un tel état pour quelqu’un qui se moque de vous et de ce que vous pensez ?


Aesril se mordit la lèvre nerveusement, froissant le parchemin dans sa main.


— Parce que j’ai fait le serment de le sauver…, lâcha-t-il, d’une voix à peine audible.


Pantelis le dévisagea, cette fois véritablement troublé par le dévouement de son apprenti.


— Vous avez fait le serment de faire tout ce qui était en votre pouvoir, nuance. Et c’est ce que nous avons fait. Je crois que ce qui vous contrarie, c’est de ne pas avoir de contrôle…
— Vous avez deviné ça tout seul ? Vous devez effectivement avoir un intellect supérieur, cracha Aesril, mauvais.


Il s’en voulait. Il avait affiché une part de vulnérabilité devant Pantelis. Celui-ci pourrait s’en servir contre lui quand bon lui semblerait. Mais quelque part au fond de lui, une chose brisée lui lacérait les entrailles. Pour une fois, Pantelis ne répondit rien, le scrutant de ses petits yeux perçants, nichés derrière ses lunettes rondes. Son silence accentua le malaise de l’apprenti.


— Je suis désolé. J’aurais dû me contenter de faire mon travail. À la place de cela, j’attendais que l’on me remercie, que l’on me croie, que l’on me fasse confiance. Comme si le patient avait une dette à payer. Vous avez raison, je n’ai rien d’un sauveur.
— Non… Vous êtes un guérisseur.
— Vous avez changé d’avis ?

— Quelque chose me dit que vous n’êtes pas près d’oublier cette leçon, mon cher apprenti.

Orphan aime ce message

Revenir en haut
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum